Après une trilogie sociale, Stéphane Brizé réalise une romance tendre et mélancolique entre deux quadragénaires anciens amants qui se retrouvent par hasard après des années de séparation.
Interview Stéphane Brizé | HORS-SAISON
HORS-SAISON est le 10ème film du réalisateur français avec les formidables Guillaume Canet et Alba Rohrwacher.
Stéphane Brizé commence ses études en effectuant un DUT d’électronique lui permettant très tôt de côtoyer le monde de la télévision et du cinéma en devenant technicien de l’audiovisuel. Installé à Paris, il en profite pour s’inscrire à des courts d’art dramatique qui le passionneront jusqu’à se spécialiser dans le métier d’acteur et mettre en scène plusieurs pièces de théâtre.
Après avoir réalisé plusieurs court-métrages récompensés et avec l’aide de son amie Florence Vignon, ils écrivent ensemble LE BLEU DES VILLES en 1999 qui est présenté à la Quinzaine des Réalisateurs et remporte le prix Michel d’Ornano du meilleur scénario. Le film est un succès dans les salles. Avec Je ne suis pas là pour être aimé, sorti en 2005, le réalisateur arrive de nouveau à toucher le public en évoquant la vie d’un homme sans sentiments ni expressions (interprété par Patrick Chesnais) s’ouvrant petit à petit au monde grâce à des cours de tango. Le film fut présenté au festival de San Sebastian et reçu plusieurs nomminations aux Césars 2006.
On le retrouve dans les salles en 2009 avec un drame sentimental, MADEMOISELLE CHAMBON, tiré d’une oeuvre de Eric Holder et coécrit de nouveau avec Florence Vignon pour lequel il est recompensé par le César de la Meilleure Adaptation en 2010. Trois ans après, il revient avec QUELQUES HEURES DE PRINTEMPS, long métrage porté à nouveau par Vincent Lindon, et Hélène Vincent. Le film décroche quatre citations aux César 2013 (Meilleur réalisateur, Meilleure actrice, Meilleur acteur et Meilleur scénario original). Le metteur en scène refait ensuite équipe avec Vincent Lindon pour LA LOI DU MARCHÉ, film social réaliste engagé dans lequel l’acteur joue un père de famille qui commence un nouveau travail d’agent de sécurité dans une grande surface après une longue période de chômage. La performance de Lindon est récompensée, entre autres, à Cannes et aux César. Il poursuit, en 2018 et 2022, avec EN GUERRE et UN AUTRE MONDE qui composent les deux derniers volets de la trilogie du travail. Là encore, Lindon livre deux performances de haute volée.
Le cinéaste change ensuite de registre en 2024 avec HORS-SAISON, une comédie dramatique et mélancolique se déroulant dans une station balnéaire, avec Guillaume Canet et Alba Rohrwacher.
Interview par Ondine Perier
Votre film est à la fois doux et bouleversant, lent et rythmé, léger et intense. On suit Mathieu venu se ressourcer dans un centre de thalasso en Bretagne, c’est un acteur de cinéma célèbre qui traverse un burn-out professionnel. Il retrouve par hasard son ancienne amoureuse, Alice qui a déménagé dans la région il y a 15 ans juste après leur rupture. On assiste à leurs retrouvailles dans une station balnéaire désertée par les touristes car nous sommes hors saison comme l’indique le titre. HORS SAISON est il né d’un burn-out que vous auriez traversé à l’instar de ce lui vécu par Mathieu ?
D’abord, il y a des adjectifs que vous mettez en opposition “doux et bouleversant”, “lent et rythmé” que j’ai bien aimés parce qu’en fait, sous un aspect finalement assez doux, le film va traiter des choses qui ne sont pas si douces que ça. C’est un moment où les deux protagonistes se disent des choses avec beaucoup d’honnêteté, des choses très essentielles de leur vie, de ce qu’ils ont ressenti, de ce qu’ils pensent de l’autre, de leur attitude de l’époque, et tout cela sans s’arracher les cheveux. Et ce qui était d’ailleurs une difficulté de dramaturgie d’écriture du film, soit de faire avancer un récit sans que les deux personnages soient en opposition frontale. Alors qu’on raconte souvent les histoires avec un antagonisme très fort. Mais néanmoins, il faut quand même fabriquer des émotions, que ce soit le rire ou les larmes avec des personnages qui ne s’opposent pas violemment. Je suis content d’être arrivé à faire cela soit un film sans ennuyer les gens où il y a quelque chose d’apparemment assez doux et en même temps, ce qu’ils vont toucher du doigt de leur propre existence n’est pas si doux que ça parce que ça les questionne sur ce qu’ils ont fait, pas osé faire, essayé de faire, qu’ils regrettent de ne pas avoir fait.
Pour revenir à votre question, j’ai terminé mon précédent film au début du Covid. Ensuite, on est rentré dans une période très longue où nos villes et nos vies étaient figées. Le film vient en partie de là, nous sommes des êtres, par essence, de mouvement. Et le mouvement sert aussi à masquer nos névroses lorsqu’on se dit «Je reprends le travail et ça ira mieux.» Tout d’un coup, on n’a plus ce mouvement qui sert d’écran aux autres, mais surtout à nous- mêmes. Cela a entraîné chez moi des questions fondamentales et existentielles qui ont participé au fait d’avoir envie de ce film. Cette ville hors saison vide, c’était un peu nos grandes villes pendant le confinement. Ce sont les images qui me sont arrivées inconsciemment. C’est aussi un paysage que je rêvais de filmer depuis très longtemps, une station balnéaire en hors saison, vidée de ses vacanciers.
De quelle ville s’agit-il d’ailleurs ?
La ville en extérieur c’est Quiberon, presqu’île au sud de la Bretagne, mais l’hôtel n’est pas à Quiberon.
C’était important pour vous de raconter cette histoire entre deux personnes au mitan de leur vie ?
Oui, car il s’agit souvent de l’heure du bilan sur les choix qu’on a fait, même quand on a des vies qui ne sont pas douloureuses socialement. D’ailleurs, ça a été une grande question de comment est-ce que je peux m’autoriser à mettre en scène des gens qui sont socialement protégés, qui vivent confortablement alors que j’ai été confronté à des gens qui vivent plus douloureusement.
Pourquoi avoir choisi de donner à Mathieu le métier d’acteur à succès ?
Parce que je suis certain que l’acteur, c’est celui qui symbolise le plus nos vies. Il a quelque chose de très héroïque d’offrir son corps, parce qu’il n’a que ça pour représenter nos émotions. Et je trouve ça très héroïque et aussi très dérisoire, parce qu’il y a un côté grotesque : je trouve très héroïque de venir au monde – on est plongé dans un truc qui va durer quelques dizaines d’années où on va devoir faire face à des questions difficiles, parfois des vies très douloureuses, etc. C’est héroïque quand même de faire le chemin et en même temps, à l’échelle de l’humanité, c’est tellement dérisoire tout ça, à moins d’avoir inventé un truc hyper balèze et d’être pris Nobel, sinon globalement, est-ce que tout ça sert à grand-chose ? Et quand on vit une histoire d’amour, on a l’impression que c’est la chose la plus importante, mais il n’y a pas plus banal que finalement les émotions qu’on ressent. Et l’acteur représente bien cela je trouve.
Comment est née votre collaboration avec votre co-scénariste, l’ex-présentatrice du JT, Marie Drucker ?
Il y a quelques années, j’ai rencontré Marie comme pour un rendez- vous, elle avait sa casquette de productrice et me proposait d’adapter un bouquin dont elle avait acquis les droits. Je décline sa proposition mais on se rencontre à nouveau et un truc se passe : on n’est pas en train de se draguer et on est hyper francs sur nos vies, nos rapports de couple, etc. comme une espèce d’honnêteté, sans qu’il n’y ait le moindre jeu de séduction et c’est super rare ce genre de rencontre. Je lui dis «Marie, si un jour j’écris sur une histoire de couple homme- femme, je me permettrais de te solliciter.» Entre temps, on a tourné ensemble «Un autre monde», donc on a appris à faire davantage connaissance, à s’apprécier, etc. Et quand l’idée d’«Hors saison » a germé, je lui ai naturellement proposé une collaboration sur l’écriture même si elle n’avait jamais écrit de scénario de sa vie.
Alba Rohrwacher apparaît tour à tour solaire et désenchantée, quant à Guillaume Canet, cela faisait depuis un certain temps qu’on ne l’avait pas vu aussi bouleversant, avec un jeu aussi sincère. Il dit qu’il vous avait fait la demande de jouer sous votre direction, avez-vous pensé à lui en écrivant votre scénario ?
J’avais déjà proposé un rôle à Guillaume dans le passé qu’il avait un peu accepté, puis finalement, il n’a pas pu faire et il était super mal à l’aise et pensait que par égo, je ne serais jamais retourné vers lui. Il me l’a avoué et je l’ai rassuré : « Guillaume, ça fait longtemps que je t’aime bien et je trouve que tu vieillis bien, qu’il y a une patine qui te va bien ». Même si c’est quelqu’un que je ne connaissais pas intimement, j’ai toujours ressenti une espèce de puit de tristesse chez lui, très malignement, masqué par une sorte d’assurance, de drôlerie qui sont ses outils de défense. Il peut être à la fois très sympathique, très anxieux et a une matière très sombre ; tout cela cohabite chez lui et c’est ça qui m’intéressait pour le rôle.
Je n’ai pas du tout pensé à Alba non plus en écrivant. Quand on a commencé à tourner, elle s’inquiétait beaucoup « Tu crois mon français est suffisamment bon ? »« Il faut qu’on teste, Stéphane, il faut qu’on voit si c’est bien suffisamment bien ». Alba, moi, je l’avais vu dans des rôles de femmes complètement écorchées, dingues. Alors que pour le rôle d’Alice, il n’y a aucune névrose ultra-douloureuse. C’est une sublime Madame Tout-le-monde. Quand la directrice de casting m’en a parlé, je n’étais pas sur du tout mais quand je l’ai vue c’était elle, j’ai senti qu’avec Guillaume, ça allait coller tous les deux. Il y a une complémentarité du couple qui est extraordinaire.
Le tempérament de la femme de Mathieu qui apparaît directive et sure d’elle contraste avec le flottement d’Alice. En quoi était-ce important pour vous qu’il y ait ce fort contraste?
On a construit les personnages avec Marie en imaginant ce qui s’est passé pour eux avant. Je pense que lui, c’est quelqu’un qui a un vrai talent, qui doute beaucoup de lui-même et que dans un premier temps, Alice qui est quelqu’un d’hyper à l’écoute, l’a beaucoup aidé. Et au moment où sa carrière décolle, il a pris davantage confiance et il a eu besoin de quelqu’un qui va être un contenant pour lui, c’est- à-dire quelqu’un qui n’a pas d’espace pour se répandre, pour le doute. Avec Alice, il aurait pû se répandre. Et 15 ans après, il y a son talent propre, mais qui est aussi le fruit de la relation avec sa femme. Et au bout de 15 ans, il y a quelque chose que lui voulait faire – jouer pour la première fois au théâtre – et Alice lui en parle dans la première rencontre : « Tu fais du théâtre c’est super tu en as toujours eu envie». Mais lui, à ce moment- là, pétri par l’angoisse, arrête le projet à quelques jours de la première. Face à ses doutes exprimés lors d’une conversation téléphonique, sa femme lui rétorque « OK, maintenant tu arrêtes de ressasser, tu passes à autre chose, tu rembourses le théâtre, tous les frais engagés avec les films que tu vas faire, tu lis les scénarios et tu réponds aux réalisateurs.» Elle est très pragmatique. Elle n’a pas d’espace pour accueillir ses doutes, non pas par méchanceté ou égoïsme, c’est juste que ce n’est pas leur mode de fonctionnement de couple. Elle est aussi certainement encombrée d’angoisse qui fait qu’elle n’a pas d’espace pour les angoisses de son mec. Tant que pendant 15 ans, globalement, il n’y a pas eu de vraies angoisses existentielles, ça passe. Et puis là, lui, il arrive à un moment où finalement, il retrouve quelqu’un qui, elle, peut exprimer ses doutes et entendre les inquiétudes de l’autre.
J’ai souvent pensé à travers les scènes d’ennui dans cet hôtel un peu impersonnel et froid aux volumes démesurés au film de Sofia Coppola «Lost in Translation». Ainsi que les dialogues assez rares et précieux entre les 2 amants. Etait-ce votre inspiration ?
Je comprends le parallèle dans le sens où ce sont deux films de flottement. Dans «Lost in Translation» ce sont deux personnages qui sont à un moment où leur vie ne fait plus sens. Ça permet la rencontre. Et donc, il y a une complémentarité, là, entre un homme plus âgé et une femme plus jeune. Mais c’est le même truc, c’est qu’on est dans un endroit… Les deux dans «Lost in Translation» sont loin de chez eux, alors que là, elle est chez elle. D’ailleurs, c’est ce qui me permet aussi de filmer son chez elle et tout d’un coup, le décalage total entre quand elle est chez elle, quand on voit son mari, on sait qu’il ne fait pas le poids par rapport à l’acteur.
Pouvez-vous nous expliquer comment vous est venu l’idée de prolonger les conversations des protagonistes sur des plans précédant ou succédant à la scène de discussion ? C’est très original et donne une sensation de continuité que les échanges restent en tête et envahissent un peu leur esprit.
Ça, je l’avais en tête dès l’écriture. Parce que je savais qu’en opérant ce montage-là, cela participerait aussi à construire de la mélancolie, lorsqu’on les voit comme s’ils repensaient à ce qu’on est en train d’entendre. Par exemple, quand on est au bar et qu’ensuite on voit Guillaume tout seul à la table le soir et qu’on revient dans sa journée, ça me permet de faire exister différentes temporalités en même temps. C’est cette idée de mélancolie, à laquelle contribue aussi la musique (magnifique NDLR) de Delerm, qui est vraiment la note du film et qui illustre très bien le propos que «Tout ça n’est pas si grave».
Quelle était votre intention sur cette fin, la parenthèse est-elle définitivement fermée ?
En tout cas, je pense que chacun peut y mettre ce qu’il veut. En toute logique, il pourrait quelques semaines après lui envoyer un message en disant « Je repense à nos conversations », etc. Est-ce qu’il y a l’espace pour se retrouver tout à coup qu’elle quitte cette ville ? Tout est possible. Après, chacun l’imagine en projetant sa propre vie. Mais je pencherais sur une histoire où les choses ont été enfin dites. Ils ont clôturé les conversations. Leur histoire, je pense qu’elle était nécessaire, mais que je pense que si lui était resté avec elle, il ne serait pas devenu le gars qu’il est devenu. Il avait besoin de cette femme contenante, qui structure quelque chose chez lui. Mais comme ils sont au bout de la logique des choix qu’ils ont faits, les retrouvailles font qu’ils vont se dire à la fois à l’autre, mais c’est surtout à eux- même l’essentiel. Lui, il se dit « Oui, je suis un petit mec». Et c’est beau qu’il parvienne lui aussi à se livrer à la fin pour être sur le même niveau qu’elle qui a été d’une honnêteté pharaonique avec lui.
Le message du film est-il qu’il faut faire attention à la manière dont on quitte l’autre, ou encore sur le fait d’oser entreprendre des choses avec la très pertinente réplique d’Alice lorsqu’elle se félicite d’avoir contacté Mathieu : «Je ne me facilite pas la tâche pour après mais comme ça pas de regret»
Bien évidemment qu’il ne faut pas se quitter n’importe comment. Ça, c’est une certitude. Se quitter, ça peut être douloureux, mais se quitter salement et Mathieu est vraiment parti comme un voleur, cela ne se fait pas. C’est tout à fait légitime qu’Alice ait ce besoin d’aller au bout parce que la conversation n’a pas été terminée 15 ans avant. Elle a été brutalement interrompue.
Concernant les regrets, Alice en a beaucoup parce qu’il y a des choses qu’elle n’a pas osé faire. Et ces retrouvailles là, elle avait besoin de les vivre, d’aller jusqu’au bout de la chose. Et pour la première fois, lui Mathieu voit quelle est réellement la profondeur de cette femme. Mais voilà, il y a des moments, et ce n’est pas un jugement, où on est trop encombré de certaines choses pour être vraiment en connexion avec la personne en face. Je pense qu’ils ont eu besoin l’un de l’autre à un moment, mais que lui, quand il n’a plus eu besoin d’elle, il est parti.
Pour finir, quelques questions du tac au tac : quel est le dernier film que vous avez vu au cinéma ?
Un film allemand génial : LA SALLE DES PROFS de İlker Çatak.
Et quel est le livre que vous lisez en ce moment ?
Un essai sur les mères toxiques (un indice sur le thème de son prochain film ? NDLR)