La communauté d’un quartier de Montfermeil est bousculée par les projets de « rénovation » de la ville. Le réalisateur Ladj Ly présente un film fort, dénonçant la surdité choisie de certaines autorités.
Interview Ladj Ly | BÂTIMENT 5
«L'urbanisme était une dimension fondamentale dès le début du projet. Le film explore les thèmes liés au logement, la gentrification, l'expropriation»
BÂTMENT 5 | Synopsis
Haby, jeune femme très impliquée dans la vie de sa commune, découvre le nouveau plan de réaménagement du quartier dans lequel elle a vécu étant enfant. Mené en catimini par Pierre Forges, un jeune pédiatre propulsé au poste de maire, il prévoit la démolition de l’immeuble où Haby a grandi. Avec les siens, elle se lance dans un bras de fer contre la municipalité et ses grandes ambitions pour empêcher la destruction du bâtiment 5.
Interview par Djamila Zünd
Commençons par discuter du titre de votre film. Vous avez choisi de privilégier « Bâtiment 5 » pour la sortie en Suisse et en France, plutôt que le titre d’origine, « Les Indésirables ». Pouvez-vous expliquer le motif derrière ce changement et la signification particulière de « Bâtiment 5 » ?
Le titre « Bâtiment 5 » a une signification très personnelle pour moi, étant profondément enraciné dans mon histoire personnelle. Il représente le lieu où j’ai grandi, un espace qui a été le témoin de mon enfance et qui, tout comme dans le film, a été détruit. Il était impératif pour moi de rendre hommage à mon quartier, en particulier à ce bâtiment, d’où notre choix de changer le titre. Nous avons tout de même conservé « Les Indésirables » pour la sortie internationale pour faire le lien avec mon premier long métrage, « Les Misérables », sorti en 2019.
Le titre « Bâtiment 5 » semble porter des implications plus profondes sur l’urbanisme. Était-ce une composante initialement intégrée dans le scénario ou quelque chose qui a émergé au fil de l’écriture ?
L’urbanisme était une dimension fondamentale dès le début du projet. Le film explore des thèmes liés au logement, à la gentrification et à l’expropriation, et le titre « Bâtiment 5 » reflète clairement ces préoccupations. La décision de commencer le film avec une vue aérienne du quartier depuis le bâtiment renforce cette exploration de la cartographie urbaine et de son impact sur la vie des habitants.
Aucune scène n’a été tournée en studio, et le film a été réalisé dans des décors authentiques. Y a-t-il eu des défis particuliers liés à cette approche, en particulier en tournant directement dans la ville ?
Obtenir les autorisations pour tourner dans un bâtiment destiné à la démolition a été un défi majeur, mais ça a contribué à capturer l’authenticité du lieu. Tourner dans les rues réelles avec les habitants réels était essentiel pour moi. Le cinéma est un moyen de témoigner de la réalité des quartiers, et il était important de tourner dans cet immeuble avant sa destruction. Quant à la question de savoir si les scènes de destruction sont des effets spéciaux ou une véritable démolition, je laisserai ça à l’appréciation du public une fois le film vu.
Après le succès de « Les Misérables » (2019), vous êtes de retour avec « Bâtiment 5 », et des visages familiers comme Steve Tientcheu et Alexis Manenti font également partie de la distribution. Comment se sont déroulées les retrouvailles avec ces acteurs, et quelle a été votre approche de la continuité entre les deux films ?
Pour moi, il était essentiel de continuer à travailler avec les mêmes acteurs, parce que mes films sont un témoignage continu de la vie dans des quartiers comme celui où j’ai grandi. C’est une suite logique, un prolongement naturel de ce que je vis depuis plus de quarante ans. Il s’agit des mêmes personnes, dans les mêmes lieux. Bien sûr, l’histoire change, mais c’est toujours dans la même veine. Nous avons posé les bases avec « Les Misérables » [ndr. qui a remporté le Prix du Jury à Cannes en 2019], et j’ai eu l’idée de faire une trilogie pour retracer les trente dernières années. Chaque film est plus ou moins une décennie de ma vie. J’espère sortir le dernier volet dans quelques années.
Parlons du processus créatif derrière « Bâtiment 5 ». Comment avez-vous abordé la construction du scénario et la mise en scène pour transmettre efficacement les thèmes que vous souhaitiez explorer ?
Le processus créatif de « Bâtiment 5 » a été guidé par le désir de capturer authentiquement la réalité des quartiers, en particulier celui de Montfermeil, et de transmettre des thèmes cruciaux tels que le logement et l’expropriation. Pour moi, la clé était de créer une continuité émotionnelle avec mes expériences antérieures, notamment avec « Les Misérables ».
En ce qui concerne la mise en scène et l’interprétation, tant que les acteurs se sentent à l’aise, je les encourage à apporter leur propre authenticité au personnage. La liberté d’expression est essentielle, tant que le propos général reste intact. Mes films visent à raconter la véritable histoire des quartiers, et cela inclut l’humour, qui fait partie intégrante de la vie quotidienne dans ces communautés. Le fait de préserver la façon dont les gens s’expriment est essentiel pour maintenir cette authenticité.
Sinon, en tant que cinéaste engagé, mon objectif est de témoigner de ce qui se passe dans les quartiers, de susciter la réflexion et d’encourager le dialogue. « Les Misérables » avait une fin ouverte pour stimuler le débat et chercher des solutions collectives. Dans le même ordre d’idées, « Bâtiment 5 » pose des questions complexes à la fin du film, encourageant le public à réfléchir et à débattre collectivement.
Vous avez vous-même fondé votre propre école de cinéma Kourtrajmé [verlan de « court métrage »], pouvez-vous nous en dire plus ?
L’idée était de casser les codes et de démocratiser l’accès au cinéma. Le monde du cinéma est souvent difficile d’accès et coûteux, fermant la porte à de nombreux profils, notamment le mien. Cette école vise à offrir des formations gratuites, accessibles à tous, sans contraintes de diplôme ni de limite d’âge. Je crois que tout le monde, indépendamment de la catégorie sociale, peut faire du cinéma s’il est passionné par l’art de raconter des histoires. Mes écoles offrent des formations gratuites, brèves et intensives, permettant à chacun d’écrire un scénario et de tourner un court-métrage en quelques mois. C’est un moyen de donner une chance à ceux qui n’ont pas de réseau ou de moyens d’accéder aux écoles de cinéma traditionnelles. Actuellement, six ans après la création de l’association qui gère l’école de cinéma, nous comptons quatre établissements, situés à Montfermeil, Marseille, Dakar et en Guadeloupe. De plus, j’espère que l’année prochaine verra l’ouverture d’une école à New York.
En guise de clôture à notre entretien, revenons sur vos débuts cinématographiques, où vous avez amorcé votre parcours en filmant depuis les toits de votre ville les interventions policières. Pouvez-vous nous éclairer sur cette expérience qui a façonné votre engagement cinématographique ?
Absolument. Mon immersion dans le monde cinématographique a débuté avec le cop watching, une pratique consistant à documenter les interventions policières dans mon quartier en les filmant depuis les toits. Cette expérience a atteint un tournant décisif lorsque j’ai capturé une bavure policière, diffusant la vidéo qui a conduit à la condamnation des policiers par l’IGAS [Inspection générale des affaires sociales], marquant ainsi une première en France. Cette expérience a profondément révélé la puissance de l’image et a fortement influencé l’orientation engagée que j’insuffle à mes films, notamment dans « Les Misérables ».
Dans mon approche cinématographique, la continuité des récits engagés revêt une importance capitale. Le choix de mes sujets découle souvent de mon désir de donner une voix aux événements et aux réalités qui méritent d’être entendus. Cette démarche trouve son inspiration directe dans ma propre expérience et dans la conviction que le cinéma peut servir de puissant vecteur pour mettre en lumière des questions sociales cruciales.
Il faut également souligner l’influence de Spike Lee, l’un des premiers réalisateurs noirs des États-Unis, qui m’a permis de m’identifier à ses films, démontrant ainsi qu’il est possible de réussir dans le cinéma en étant issu d’un quartier défavorisé. Ses œuvres, qui sont de véritables reflets de notre réalité quotidienne ont constitué une référence essentielle, montrant que l’authenticité et l’originalité de la narration peuvent constituer une force puissante dans le monde du cinéma !
Sinon, à l’attention des jeunes cinéastes aspirants, je veux transmettre l’idée fondamentale que la diversité est essentielle dans le cinéma ! Chacun détient une histoire unique et précieuse à partager, contribuant ainsi à enrichir le paysage cinématographique de perspectives variées. N’hésitez pas à vous saisir de vos histoires, à être audacieux dans votre expression, car ça peut véritablement contribuer à créer un univers cinématographique plus riche et inclusif !