De passage à Genève, Guillaume Senez nous a confié ses secrets de tournage de son 3ème film UNE PART MANQUANTE. Son magnifique film dresse le portrait de Jay, expatrié au Japon qui cherche à revoir sa film après 9 ans de privation par sa femme et les lois du pays. Il est question de paternité, de la société japonaise, de Romain Duris ou encore de l’importance des rôles secondaires dans son cinéma. Une interview très éclairante et inspirante.
Guillaume Senez | UNE PART MANQUANTE
- Publié le 3. décembre 2024
«Avec Romain (Duris), il y a une confiance mutuelle et une entente humaine qui facilitent la collaboration».
Guillaume Senez est né à Bruxelles en 1978. Il est l’auteur de plusieurs courts-métrages, sélectionnés et primés dans de nombreux festivals : LA QUADRATURE DU CERCLE (2005), DANS NOS VEINES (2009), U.H.T. (2012) et MIEUX QUE LES ROIS ET LA GLOIRE (2020). En 2016 sort son premier long-métrage, KEEPER, sélectionné dans plus de 70 festivals à travers le monde (dont Toronto, Locarno, Rotterdam, Angers – Grand Prix du Jury, etc.) et reçoit plus d’une vingtaine de prix (dont 3 Magritte du cinéma). Son deuxième long-métrage, NOS BATAILLES, est sélectionné à la Semaine de la Critique (Cannes 2018). Le film a récolté deux nominations aux César 2019 (dont meilleur acteur) et est lauréat de cinq Magritte du cinéma 2019 (dont meilleur film et meilleure réalisation). UNE PART MANQUANTE est son troisième long- métrage.
Note sur la garde des enfants au Japon (extrait du dossier de presse)
Au Japon, en cas de séparation, la justice ne reconnaît ni la garde partagée ni le droit de visite, laissant de nombreux parents totalement séparés de leurs enfants jusqu’à leur majorité. Depuis 1868 (rédaction du code civil japonais), le principe de continuité permet au premier parent qui part d’avoir la garde exclusive de l’enfant. Dans 86 % des cas en 2022, il s’agissait de la mère. Le conjoint n’ayant plus d’autorité risque de ne plus jamais voir ses enfants, car le Japon ne considère pas l’enlèvement d’enfant par l’un des parents comme un crime. En cas de remariage, le nom du parent biologique qui n’a pas la garde de l’enfant disparaît même de l’état civil du nouveau foyer fondé par son ancien conjoint. Selon l’ONG Kizuna Child-Parent Reunion, plus de 150 000 jeunes Japonais (soit un mineur sur six) perdent chaque année tout contact avec l’un de leurs parents, qu’il soit japonais ou étranger. Les pressions internationales ont contraint le Japon à adhérer à la Convention de La Haye le 1er avril 2014, visant à protéger les enfants contre les déplacements illicites. Cependant, cette convention ne couvre pas les enlèvements d’enfants internes au Japon. Le principal manquement observé est le non-respect des ordonnances de retour et des droits de visite pour les parents non japonais. De nombreuses actions de protestation, notamment par des parents étrangers, ont souligné ces défaillances. Le 17 mai 2024, le Parlement japonais a voté une modification du code civil établissant la possibilité d’une autorité parentale conjointe en cas de divorce. Cette réforme, qui entrera en vigueur en 2026, permet aux parents divorcés de choisir entre l’autorité exclusive et l’autorité conjointe. Cette dernière implique des décisions partagées sur des aspects importants de la vie des enfants et inclut des mesures pour lutter contre les pensions alimentaires impayées. En cas de désaccord ou de soupçons d’abus, le tribunal des affaires familiales interviendra.
Source : Article “Le Japon instaure l’autorité parentale conjointe après divorce” par Philippe Mesmer dans Le Monde (21 mai 2024)
Interview par Ondine Perier
Avec UNE PART MANQUANTE, Guillaume Senez signe un film puissant, porté par un Romain Duris magistral et des personnages féminins lumineux. Un récit sur la résilience et l’espoir, aussi bouleversant qu’essentiel.
Le thème de la paternité : pourquoi est ce un fil rouge soit père très jeune dans KEEPER père célibataire soit père privé de sa fille, en quoi cette thématique vous passionne tant ?
Ce thème me touche profondément, sans doute parce que je suis moi-même père de trois enfants. La filiation me bouleverse, que ce soit à travers des films ou même des publicités. C’est viscéral et cela nourrit mon travail. Faire un film demande une telle énergie qu’il faut que le sujet soit profondément ancré en moi.
Tirée de faits réels, l’histoire d’UNE PART MANQUANTE vous a été confiée par un français expatrié lors d’un séjour à Tokyo c’est juste ?
Pas directement. Nous avons entendu parler de cette problématique avec Romain Duris lors de la présentation de NOS BATAILLES à Tokyo. Puis nous avons visionné un reportage d’Envoyé Spécial sur trois pères français confrontés à cette situation. Ces récits nous ont inspirés, mais nous avons opté pour une fiction en nous éloignant des témoignages réels pour garder une liberté créative.
Vous offrez aux spectateurs dans le film un très beau et interessant tour d’horizon de Tokyo, des portraits de ses habitants souvent touchants et lieux insolites pour témoigner aussi de la folie de cette ville comme ces salles de défouloir dans un décor de bureau. On sent que vous avez une fascination/répulsion de la société japonaise, est-ce exact ?
Nous voulions éviter les images d’Épinal (Mont Fuji, sushis, chats porte-bonheur) pour montrer un Tokyo authentique, vu à travers les yeux de Jay, qui y vit depuis 15 ans. La ville est fascinante par ses contrastes, mais sa complexité et ses contradictions transparaissent dans le film.
On note des similitudes dans vos deux derniers films, Romain Duris déjà, pourquoi cet acteur à nouveau ?
Nous avions envie de retravailler ensemble. Avec Romain, il y a une confiance mutuelle et une entente humaine qui facilitent la collaboration. Il sublime chaque rôle qu’il incarne, comme dans la scène intense devant le juge, où il a porté l’émotion à un niveau inattendu dès la première prise.
Laetitia Dosch, Judith Chelma sont deux actrices à fleur de peau qui amènent de la légèreté et de l’humour aux récits. Ces relations homme-femme, dépourvues de séduction sont salutaires pour le héros et le font avancer.
Absolument. Ces personnages féminins, souvent secondaires mais essentiels, font grandir mes protagonistes masculins ; mon personnage principal est en effet toujours encombré d’une zone d’ombre, il est parfois un peu agaçant, un peu maladroit..
Concernant l’humour, j’aime les ruptures de ton au cinéma : passer du rire aux larmes au sein d’une même scène. Et puis c’est ça la vie : on s’engueule, on s’embrasse, on pleure, on rigole. C’est vrai qu’aussi bien Judith Shemla que Laetitia Dosh, elles sont très fortes tout le temps, comme a pu l’être aussi Laure Calamy dans NOS BATAILLES. J’aime bien ces personnages assez entiers. Ici, le personnage de Jessica joué par Judith Chelma avait plusieurs utilités. Déjà, elle montre que ce n’est pas qu’un problème de papa, c’est aussi un problème de maman, puisqu’elle vit exactement la même chose que ce que Jay a vécu neuf ans plus tôt. Ça permettait, en termes de dramaturgie, de comprendre ce par quoi Jay était passé neuf ans plus tôt. Nous avons découvert le sujet du film ensemble avec Romain, c’était donc évident pour moi qu’il fallait s’en emparer à travers le prisme de la paternité.
Cela vous importait de donner un message d’espoir au bout du compte ?
Je trouve que les films appartiennent aux spectateurs, aux spectatrices, et chacun fait son petit cheminement. De même avec les comédiens et comédiennes, je sais que Lucie De Bay dans NOS BATAILLES, elle savait pourquoi elle partait, elle savait s’il allait revenir ou pas, s’il allait les retrouver. Elle avait construit le cheminement de son personnage, et à la limite, je ne voulais même pas le savoir, parce que chacun interprète ça de façon différente. Mais oui, moi, quand j’écris, je sais, mais je ne le divulgue jamais.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre prochain projet ? Y aura-t-il Romain Duris au casting ?
J’ai deux idées, chacune avec un personnage féminin en rôle principal qui bouillonnent en moi. Une fois la promotion de UNE PART MANQUANTE terminée, je me remettrai à l’écriture. Quant à Romain Duris, on verra pour un second rôle, carrément.