OH, CANADA
- Publié le 23. mai 2024
Récit sous forme de puzzle avec Richard Gere que Paul Schrader retrouve près de 40 ans après AMERICAN GIGOLO. En compétition officielle.
Le retour de Paul Schrader sur la croisette était pour le moins attendu. Celui qui n’y avait pas présenté de film depuis 1988 a réveillé un amour du cinéma et du scénario chez nombre de cinéphiles. D’autant plus que le cinéaste est venu présenter une adaptation de son ami Russel Banks, décédé en début 2023, qu’il avait déjà adapté par le passé AFFLICTION en 1997.
OH, CANADA | Synopsis
Un célèbre documentariste canadien, accorde une ultime interview à l’un de ses anciens élèves, pour dire enfin toute la vérité sur ce qu’a été sa vie. Une confession filmée sous les yeux de sa dernière épouse…
Figure du Nouvel Hollywood, Paul Schrader continue de cheminer à 77 ans en cinéaste libre, dans une industrie américaine toujours plus cadenassée. La preuve avec OH, CANADA, une œuvre éparse adaptée du roman de Russell Banks, pour lequel le cinéaste américain retrouve Richard Gere. Cinquante ans après ses débuts aux côtés de Martin Scorsese pour TAXI DRIVER (1975), dont il a co-signé le scénario et les dialogues, Paul Schrader, scénariste devenu cinéaste, fait toujours preuve d’une vitalité digne d’un jeune premier. La preuve avec le triptyque que constituent FIRST REFORMED (2017), THE CARD COUNTER (2021) et MASTER GARDENER (2023), ses trois derniers longs métrages, qui ont vu le réalisateur renouer avec les structures narratives de ses premiers films et décrire la quête de salut de personnages solitaires rongés par des gouffres intérieurs.
Changement de registre avec OH, CANADA, puisque Paul Schrader signe l’adaptation du dernier livre de l’auteur américain Russell Banks, décédé en janvier 2023 à quelques mois du coup d’envoi du tournage. En 1997, il s’était déjà emparé d’un de ses romans pour réaliser AFFLICTIONS, qui avait vu James Coburn décrocher l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle.
Structuré comme un puzzle, par un assemblage de souvenirs épars et de formats hétérogènes, OH, CANADA narre l’histoire entre un cinéaste aussi renommé que controversé, au crépuscule de sa vie, et l’un de ses disciples venu à son chevet pour recueillir ses dernières confidences. Comme beaucoup des personnages mis en scène par Paul Schrader, le protagoniste du long métrage est hanté par l’armée. Pour ce film tourné en seulement dix-sept jours, le cinéaste américain s’est entouré de Richard Gere, qui avait collaboré avec lui sur AMERICAN GIGOLO (1980), et Uma Thurman, que l’on n’avait plus aperçue sur un grand écran depuis THE HOUSE THAT JACK BUILT, le long métrage de Lars Von Trier présenté Hors Compétition en 2018.
Critique de Mathieu Vuillerme
Un récit mémoriel sous forme de testament
OH, CANADA, c’est tout d’abord l’histoire d’une histoire. Celle de Leonard Fife (Richard Gere), un célèbre documentariste engagé qui, au crépuscule de sa vie, décide de se livrer, face caméra, à d’anciens étudiants souhaitant faire son portrait. Mais alors que ceux-ci pensent récolter des informations sur les différents scandales que Fife a pu révéler par le passé, ils se retrouvent face aux confessions d’un homme mourant, plutôt lâche, et cherchant à régler ses comptes avec lui-même. Avec un tel postulat, Schrader, le cinéaste obsédé par la rédemption, ne pouvait que jubiler. Lui qui approche des 80 ans et dont les succès n’ont pas toujours été au rendez-vous, ne pouvait que se projeter dans ce personnage de confesseur. Pourtant, Fife a quelque chose que Schrader n’a pas : un secret, des remords, une honte enfouie. Et c’est ça qui est passionnant dans OH, CANADA.
Un « narrateur non-fiable »
Ce film n’est ainsi pas tant le récit d’un homme au seuil de sa vie que celui d’un lâche aux portes du rachat. En effet, bien vite, Fife va court-circuiter le procédé documentaire de ses interlocuteurs pour s’adresser avant tout à sa femme (Uma Thurman), afin de lui avouer ce que lui-même avait enfoui de son propre regard. C’est alors un long périple pour les spectateurs, fait de flash-backs où Leonard Fife est parfois jeune (Jacob Elordi), parfois vieux – parfois les deux dans la même scène ; parfois menteurs, parfois oublieux. OH, CANADA, c’est un puzzle mental pour les protagonistes qui essaient de démêler le vrai du faux, mais aussi et surtout pour le public qui voit les séquences se croiser, se mélanger, voire s’alterner au gré des modifications de Fife. Car Fife est ce qu’on appelle dans le jargon un « narrateur non-fiable », quelqu’un qui raconte son parcours, mais dont le récit soulève des doutes. Impossible donc de savoir quand celui-ci ment ou se trompe. Il faut alors recouper, entrelacer, deviner. Mais comment mettre un tel stratagème narratif en scène ? Schrader le fait tout en finesse, avec une alternance de temporalité, mais également de gamme chromatique, passant du noir et blanc à la couleur selon l’ancienneté des flash-backs présentés. Et c’est là toute la magie de OH, CANADA : on ne saura pas tout, personne ne le saura au final, et ça n’est pas le but. Tout comme la mémoire d’un mourant, la vérité peut nous échapper – surtout quand le narrateur n’est pas fier de son parcours.
Conclusion
Le but du film n’est pas là. Schrader, par une direction d’actrices et d’acteurs magistrale, et un sens du découpage qui se fait trop rare de nos jours, joue avec son public afin de le mettre devant le fait accompli : est-ce que les grandes actions publiques (ici les documentaires engagés) peuvent rattraper la lâcheté du privé ?