En sélection à la Berlinale cette année, LA TOUR DE GLACE a remporté l’Ours d’argent de la meilleure contribution artistique. De passage au NIFFF à Neuchâtel pour présenter son film, la réalisatrice Lucile Hadzihalilovic a répondu à nos questions. Il est question de neige, de corbeaux et autres secrets de fabrication de sa 4e œuvre singulière : une variation intime et inquiétante autour de la Reine des Neiges avec l’actrice oscarisée Marion Cotillard.
Lucile Hadzihalilovic | LA TOUR DE GLACE
- Publié le 11. juillet 2025
«On n’est plus jamais la même personne après avoir fait un film. Créer, c’est aussi se transformer.»
LA TOUR DE GLACE | SYNOPSIS
Années 1970. Jeanne fugue de son foyer de haute montagne pour rejoindre la ville. Dans le studio où elle s’est réfugiée, la jeune fille tombe sous le charme de Cristina, l’énigmatique star du film La Reine des Neiges, son conte fétiche. Une troublante relation s’installe entre l’actrice et la jeune fille.
Interview de Djamila Zünd
On imagine un tournage particulièrement exigeant, entre la neige naturelle et artificielle, les décors montagnards et ce corbeau dressé qui accompagne les protagonistes. Pouvez-vous nous raconter où vous avez trouvé cette neige ? Reveniez-vous chez vous scintillante de paillettes à cause de la neige artificielle ? Et surtout, comment dresse-t-on un oiseau destiné au cinéma ?
Oui, la neige a été un beau défi ! On savait qu’avec les conditions météorologiques actuelles, elle allait se faire rare, et on n’avait pas le budget pour couvrir un paysage entier de fausse neige. Alors, il a fallu la chercher en altitude, tout simplement. Les extérieurs du début du film ont été tournés dans les Alpes, très haut. On n’a pas eu de nouvelles chutes, mais il y avait suffisamment de neige au sol, et on a eu beaucoup de chance avec la météo. Ensuite, sur certaines zones, on a très légèrement complété avec des effets spéciaux.
La fausse neige, en revanche, a été une autre aventure. On a fait beaucoup d’essais : certains utilisent de la mousse, d’autres des flocons de pomme de terre… Finalement, on a trouvé les bonnes personnes, celles qui savaient comment rendre la matière crédible. Pour le décor enneigé en studio, on a utilisé du sel. L’effet était visuel, mais cela créait des émanations salées assez fortes. C’était tenace !
Et puis il y avait les corbeaux, car oui, il y en avait plusieurs. On travaille toujours avec deux ou trois oiseaux pour assurer les prises. On a collaboré en amont avec des dresseurs spécialisés, des animaliers formidables. L’idée, c’était d’entraîner les oiseaux à voler d’un point à un autre, de les habituer à la présence humaine, aux caméras, aux gestes. Dans le rôle de Jeanne, Clara Pacini devait porter, avec naturel, un corbeau sur l’épaule. Un geste qui semble simple à l’écran, mais qui a demandé, en amont du tournage, plusieurs rencontres avec l’animal pour qu’elle puisse s’en approcher sans crainte, apprivoiser son poids, ses mouvements, sa présence. De son côté, Lilas-Rose Gilberti, qui joue une des fillettes convoitées par la Reine, devait tenir un oiseau plus nerveux, plus agité. Une séquence brève mais délicate. Lilas-Rose, très connectée à la nature, habituée aux animaux, s’est montrée étonnamment à l’aise. Les oiseaux, pour la plupart, étaient apprivoisés, choisis pour leur docilité. Mais pour cette scène précise, il fallait un animal un peu plus rétif, une énergie plus brute, plus vivante. Là encore, tout a été très bien encadré ; l’actrice portait des gants et l’oiseau a été manipulé avec un soin extrême, dans un respect absolu.
Votre film peut faire penser à Hitchcock pour le suspense et la présence d’un corbeau inquiétant, au CABINET DU DOCTEUR CALIGARI pour la gamme chromatique de l’ouverture ou même à ALICE AU PAYS DES MERVEILLES avec cette superbe scène où les proportions de Jeanne sont gigantesques quand elle observe la tour de la Reine des Neiges. Est-ce que cela correspond à vos propres références cinématographiques ?
Je suis très contente que vous évoquiez ces références. Ce ne sont pas forcément des clins d’œil conscients, mais elles font partie du terreau dans lequel je puise. L’expressionnisme allemand, par exemple ; oui, c’est vrai, surtout dans les décors. Je pense notamment à la grotte où dort la Reine des Neiges. Ce sont des images qui m’ont toujours habitée.
Hitchcock, je n’y avais pas pensé de manière frontale… et puis en revoyant LES OISEAUX, j’ai observé comment il découpait les scènes, comment il travaillait la tension. Je crois que ça m’a inconsciemment guidée. Quant à la tour que Jeanne explore, on avait même imaginé jouer sur les perspectives, qu’en s’approchant, elle se rende compte que la tour est plus petite qu’elle ne le paraissait. On a dû renoncer à cause du budget, mais on a gardé l’idée en fabriquant une maquette. Et puis, au moment du tournage, il y a ce moment où Jeanne regarde à travers une ouverture et voit la Reine minuscule… Oui, forcément, ALICE AU PAYS DES MERVEILLES n’était pas loin. Et peut-être même KING KONG, ce regard immense posé sur une silhouette fragile…
Le conte La Reine des Neiges de Hans Christian Andersen est très présent dans l’imaginaire collectif. Vous reprenez cet univers, mais vous proposez une toute autre version. Qu’est-ce qui vous a attirée dans ce récit pour le revisiter de manière si intime et inquiétante ?
J’aime beaucoup les contes d’Andersen. Ils sont à la fois poétiques, visuels, profonds, et jamais moralisateurs. Le conte de La Reine des Neiges (ndlr. Publié pour la première fois en 1844) m’a toujours fascinée. Au départ, j’avais envisagé de suivre le conte de plus près : cette petite fille qui traverse plusieurs mondes pour retrouver son ami enlevé par la Reine ; un vrai road movie initiatique. Mais rapidement, j’ai compris que ce serait trop vaste, trop complexe pour le film que je voulais faire. Alors j’ai recentré sur la rencontre entre la jeune fille et la Reine. Sur ce que cette figure glacée pouvait représenter. Et surtout, sur un élément central du conte original : le miroir.
Dans La Reine des Neiges, un démon fabrique un miroir qui déforme tout : ce qui est beau y devient affreux, ce qui est pur y semble ridicule, inversant ainsi les valeurs et déformant la réalité. Mais le miroir se brise et ses éclats se dispersent sur terre, glaçant le cœur et déformant la vision de ceux qu’ils atteignent. Un éclat se loge dans l’œil de Kay, l’ami de Gerda, et il devient alors froid et insensible, prisonnier de la Reine. Je n’avais pas les moyens de mettre en scène un fantastique aussi littéral, alors j’ai trouvé une autre voie. Pour moi, ce miroir, c’est l’écran. C’est ce que voit l’actrice quand elle se regarde à l’écran et dit : « Rien ne va », c’est une réalité déformée. Cette déformation-là parle du cinéma, de sa capacité à refléter et à altérer tout à la fois.
Contrairement au conte original, vous avez choisi une adolescente et non une enfant pour incarner Jeanne. Qu’est-ce que ce choix vous a -t-il permis de raconter de plus fort ou de plus ambigu ?
Jeanne traverse un âge charnière. Elle n’est plus vraiment une enfant, sans être encore tout à fait adulte. C’est un moment de métamorphose, marqué par les troubles mais aussi par une nouvelle ouverture au monde. Mon intention était de raconter cette quête particulière : elle cherche quelque chose, mais il ne s’agit pas d’amour au sens traditionnel du terme, elle n’incarne pas une héroïne romanesque classique. Ce qu’elle recherche au plus profond d’elle-même, c’est une figure maternelle. Une mère qu’elle pourrait choisir. L’adolescence permet de rendre cette quête plus incertaine, plus fluctuante. On y trouve de l’admiration, du désir, parfois du rejet. C’est précisément cette ambivalence que je souhaitais explorer.
Cette progression se reflète également dans l’évolution visuelle des décors du film. Au début, nous évoluons en extérieur avec de vrais décors, puis nous passons sur un plateau avec des décors peints. Ensuite, au fur et à mesure que la relation entre la reine et Jeanne évolue notamment dans leur escapade nocturne dans les Alpes – et là je vous dévoile les coulisses – ces scènes ont été tournées en studio avec tout le paysage réel ajouté en post-production autour d’elles. Et, à la fin, nous découvrons une nouvelle perspective à travers un cristal.
Ces cristaux agissent comme de véritables kaléidoscopes. Cet effet a été développé durant le tournage. En réalisant des gros plans sur la petite fille dans les dernières séquences du film à travers ce cristal, nous avons réalisé qu’il réfléchissait l’ensemble de la pièce, y compris tout ce qui nous entourait et même ce qui se situait dans notre dos. Cette découverte nous a inspirés – et je dois avouer que nous avons pris beaucoup de plaisir à le faire – à concevoir un dispositif permettant de faire pivoter ce cristal. Nous filmions alors à travers lui pendant qu’il tournait. Il s’agit d’effets entièrement pratiques, sans recours aux images de synthèse.
La robe de la Reine fascine Jeanne presque comme un objet magique. Comment avez-vous travaillé sa création ?
On voulait que la Reine des Neiges soit une figure presque mythologique. Une image inoubliable. On n’avait pas un budget immense, donc il a fallu faire preuve d’inventivité. Ma référence, c’était un vieux film américain muet, une adaptation en 1934 du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. Je crois que c’est de Max Reinhardt. Un film de décors hallucinants, de costumes absolument somptueux ! C’est un film qui m’a particulièrement touché.
Sur notre production, la cheffe costumière Laurence Benoît a accompli un travail remarquable. Elle a confectionné cette robe à partir de matériaux simples, mais elle a mené de longues recherches pour que les maillons scintillent comme du cristal authentique, et non comme du plastique. Elle y a consacré des heures de couture minutieuse pour en faire une pièce véritablement unique. Quant à la coiffure, Cicci Svahn a conçu cette perruque et cette couronne sublimes. L’ensemble de l’équipe décoration a collaboré étroitement. La cheffe décoratrice Julia Irribarria et tous les membres de l’équipe ont travaillé de concert sur les textures et l’éclairage, testant différentes approches pour déterminer ce qui fonctionnait le mieux et donner vie à cet univers visuel.
Enfin, pour clore, votre film fait écho à celui qui se réalise dans le récit : une forme de transition vers un ailleurs.
Partagez-vous l’idée que le tournage d’un film nous transforme, constituant une sorte de moment charnière qui nous permet d’accéder à un autre espace de création ?
Exactement. On ne ressort jamais inchangé d’un tournage. Créer, c’est aussi se transformer. Mes précédents films gravitaient largement autour de thématiques maternelles. Avec ce film, j’ai peut-être enfin réussi à dépasser cette préoccupation. Il est possible qu’elle resurface à l’avenir, mais sous une forme renouvelée. Comme la Reine des Neiges, en une figure différente, et finirait par me rattraper ! (rires)
Merci !