Au lever de rideau de la 78ème édition du Festival du film de Locarno, sa présidente Maja Hoffmann nous a rappelé avec conviction que le cinéma n’est pas seulement une usine à divertissement. Il est, au sens le plus profond, « un miracle ». Un miracle de l’existence, un miracle de la transmission, un miracle de la résistance. Car au-delà de l’écran, chaque film porte la marque d’un combat. Une course contre l’oubli, contre l’indifférence, contre la résignation.
LOCARNO78 | BILAN
- Publié le 18. août 2025
La 78e édition du Locarno Film Festival ou le cinéma comme invitation à l’empathie et à l’action
LOCARNO 78 | BILAN
Par Djamila Zünd
Cette course, la sélection de cette année en a offert une démonstration frappante. Variée et abondante, elle a proposé un large panorama : des films d’auteur exigeants, des découvertes sensorielles et paysagères, des histoires familiales intimes, mais aussi des plongées dans les séquelles de la guerre et les tragédies du présent. Et comme pour nous rappeler que l’écran n’est jamais imperméable à la réalité, des manifestants pacifiques sont apparus tout au long du festival, armés de drapeaux palestiniens, marchant sereinement dans la foule ou se tenant à l’entrée du festival, à côté du guichet de vente des billets. Cherchant à mettre en évidence la passivité collective qui alimente les cercles vicieux de la violence et transforme les masses non éclairées, malgré elles, en acteurs involontaires des catastrophes futures.
Le film UN SIMPLE ACCIDENT de Jafar Panahi explore précisément ce moment où la vie quotidienne prend un tournant fatal, tout en assumant la dette morale d’un cinéaste envers ceux qu’il a rencontrés derrière les murs de la prison. À Locarno, le film a été présenté aux côtés de son ami et collaborateur Mohammad Rasoulof (LES GRAINES DU FIGUIER SAUVAGE), exilé lui aussi après avoir été condamné à huit ans de prison et lauréat du tout premier Prix Locarno Ville de la Paix (Premio Locarno Città della Pace). Leur témoignage commun, livré sur la Piazza Grande, a profondément ému le public : des récits sur les prisons iraniennes, les tortures physiques et psychologiques, mais aussi sur la persévérance inébranlable à protester, résister et filmer malgré tout. Après la projection, Jafar Panahi, qui est resté sur la Piazza Grrande pour partager la séance avec le public, a reçu une ovation.
C’est aussi l’actrice franco-iranienne Golshifteh Farahani qui, en recevant l’Excellence Award Davide Campari, a donné le ton du festival, en ouverture, avec un discours engagé. Elle a rappelé que le cinéma et l’art peuvent être une force positive et une source de lumière face aux conflits et aux obscurités du monde. Rendant hommage au courage des jeunes femmes iraniennes qui défient le régime, elle a exprimé son espoir que la liberté des Iraniens vienne de l’intérieur. Fustigeant un monde dominé par des « ados sous testostérone », elle a souligné le rôle vital de la culture comme résistance lumineuse, avant de dédier son prix à tous ceux qui ont besoin de soutien.
De Gaza à Beyrouth, en passant par les prisons iraniennes et les villages détruits par les bombardements, le festival révèle des histoires qui ne se contentent pas de refléter la réalité. Ces œuvres deviennent de véritables vecteurs d’empathie et d’appel à l’action. Pour les spectateurs, c’est une invitation à ressentir au-delà de leur propre expérience. Pour les cinéastes, c’est un souffle vital, la preuve que l’art peut donner forme à l’inexprimable. C’est dans cette perspective que les paroles de Maja Hoffmann prennent tout leur sens : oui, le cinéma est un miracle. Pourquoi ? Parce qu’il répare, même temporairement, ce que la mauvaise gestion politique et la guerre s’efforcent de détruire.
Des invités de prestige pour valoriser le cinéma d’auteur
Le festival de Locarno a une fois encore démontré que les festivals de cinéma dépassent leur simple rôle de vitrine artistique pour devenir de véritables espaces de diplomatie culturelle.
La présence de Jackie Chan, récipiendaire du Pardo alla carriera, a parfaitement illustré cette dimension symbolique. Célébré pour son art unique du combat chorégraphié alliant humour et prouesses physiques, l’acteur hongkongais incarne avant tout un imaginaire universel : celui de l’« underdog » qui triomphe par la persévérance. Sa générosité spontanée envers le public (avec de longs échanges et des séances de dédicaces improvisées) a rappelé que le cinéma populaire peut véhiculer une véritable philosophie de vie, faite de passion, de rigueur et de persévérance.
Parallèlement, Lucy Liu, distinguée par un Career Achievement Award, est également venue présenter son nouveau film ROSEMADE. Malheureusement, appelée sur scène à la Piazza Grande à deux reprises sous le nom de « Lucy Lu », une prononciation erronée qui a fait grincer les dents de ses fans et des cinéphiles, l’actrice a néanmoins marqué les esprits par sa déclaration lors de la remise du prix : « J’ai l’impression de ne faire que commencer ma carrière ». Avec ses rôles mémorables dans des films cultes comme CHARLIE’S ANGELS, KILL BILL VOL. 1 et la série WHY WOMEN KILL, elle illustre sa remarquable capacité de diversification. Son affirmation nous fait rêver de ce qu’elle nous réserve à l’avenir, tout en révélant une redéfinition contemporaine des parcours artistiques à Hollywood. Elle souligne également le chemin parcouru dans une industrie longtemps fermée à la diversité. Ironiquement, l’incident avec son nom rappelle qu’il reste encore du chemin à parcourir pour une véritable reconnaissance.
La programmation également enrichie par Willem Dafoe (THE BIRTHDAY PARTY), Emma Thompson (THE DEAD OF WINTER) et la présence d’Alexander Payne, cinéphile gourmand venu selon ses propres termes « profiter des archives du festival et voir le plus de films de la rétrospective », a confirmé la singularité de Locarno. Ce festival est un lieu où l’exigence artistique rencontre l’accessibilité populaire. Entre reconnaissance internationale et cinéphilie artisanale, cette édition a maintenu l’équilibre délicat qui fait l’identité unique du festival tessinois.
Nos coups de cœur
Avec VALEUR SENTIMENTALE, Joachim Trier prolonge son exploration des fractures intimes. Nora et Agnes, deux sœurs, se retrouvent face à un père charismatique et rayonnant en public, mais qui révèle dans l’intimité un troublant paradoxe : incapable d’exprimer à ses filles ses propres émotions avec la même lucidité qu’il déploie dans ses films. « Je m’intéresse à un cinéma de l’intime, qui s’approche du visage humain et observe l’expérience humaine avec sincérité », explique le réalisateur. Ce cinéma explore les tensions entre amour filial et besoin d’émancipation, entre héritage et rupture. Trier insiste à travers son œuvre sur la responsabilité des aînés : transmettre leur héritage, certes, mais après avoir impérativement digéré leur passé pour le transmettre sans trauma. Ici, la scène théâtrale et le plateau de cinéma deviennent des métaphores puissantes. À vous de le vivre, de l’interpréter, un visionnement que vous ne regretterez pas ! Un film absolument incontournable.
Jean-Stéphane Bron, avec LE CHANTIER, propose une lecture politique du cinéma à travers une métaphore concrète : la construction d’un bâtiment. Derrière l’apparente neutralité d’un documentaire sur la rénovation d’un cinéma légendaire, le film révèle les rapports de force, les hiérarchies et les conflits d’intérêts qui structurent tout projet collectif. Renzo Piano, Jérôme Seydoux, les ingénieurs, les ouvriers : chacun incarne une position dans ce microcosme où se rejouent les tensions entre vision, capital et travail. L’humour est omniprésent, mais loin d’alléger le propos, il le rend accessible et plaisant. Cette approche permet au spectateur de découvrir avec plaisir les rouages complexes du projet, révélant avec finesse les mécanismes souvent cachés de toute entreprise collective.
Avec BLUE HERON, Sofia Romvari livre une œuvre délicate sur la mémoire familiale, où l’intime prend la forme d’une enquête cinématographique. À travers Sasha, benjamine d’une fratrie, la réalisatrice interroge la transmission, la fragilité des souvenirs et leur persistance à travers l’art. La lumière estivale, les cadrages serrés, la porosité entre passé et présent composent une matière sensorielle qui dépasse la simple narration. « Je voulais perturber les attentes du récit traditionnel d’apprentissage », explique Romvari. Le film devient ainsi une réflexion sur la place du cinéma comme acte de mémoire, mais aussi comme outil d’émancipation : Sasha adulte, devenue cinéaste, reconstruit son histoire en filmant, de nouvelles pistes de lecture de sa propre histoire apparaissent. L’accueil positif du film se manifeste dès les séances de questions-réponses avec le public, certains spectateurs comparant cette expérience à celle suscitée par INCENDIES de Denis Villeneuve. Un film intelligent et créatif qui prouve que l’intime, lorsqu’il est traité avec sincérité et justesse, peut atteindre l’universel.
Enfin, THE PLANT FROM THE CANARIES de Ruan Lan-Xi met en scène May, une trentenaire coréenne en errance à Berlin après une rupture. Dans cette chronique de l’exil intérieur, la ville devient le miroir des solitudes contemporaines. L’hiver berlinois, les contrôles des agents de transport, les appartements impersonnels contrastent avec les petits gestes de solidarité : balades à vélo, danse tango improvisée, clémentines partagées sur un canapé. Ces moments traduisent une vérité sociale : le déracinement est aussi une expérience collective, où se joue la recomposition des identités. En entremêlant des narrations en coréen sur ses expériences d’enfance avec sa réalité contemporaine, May révèle la condition de l’exilée. Dans la peau d’une cinéaste, elle offre également une mise en abyme métaphorique de l’acte même de création filmique.
Conclusion : un festival entre mémoire et renaissance
Difficile de conclure cette 78ᵉ édition du Locarno Film Festival sans évoquer le retour attendu d’Abdellatif Kechiche avec MEKTOUB, MY LOVE: CANTO DUE. Cinq mois seulement après avoir été victime d’un AVC, le cinéaste franco-tunisien n’a pu se rendre à Locarno pour assister à la première mondiale de ce film tourné en parallèle de CANTO UNO (2018) et de l’INTERMEZZO controversé, présenté à Cannes en 2019. Ce troisième volet, longtemps menacé d’invisibilité, renoue avec l’univers charnel et sensoriel qui a fait la force de son cinéma : l’énergie d’une jeunesse en quête de désirs, de libertés, de plaisirs simples, filmée dans la lumière crue de l’été sétois.
En contrepoint, l’édition s’est achevée sur le triomphe de ROSEMEAD, film d’Eric Lin, porté avec force par Lucy Liu et Lawrence Shou. Couronné du Prix du public, il s’attaque au tabou de la santé mentale dans les communautés asiatiques. L’actrice, qui déclare vouloir « briser la honte », encourage à oser parler à ses proches et consulter des spécialistes quand « ça ne va pas ». Le film ouvre ainsi une brèche salutaire dans les représentations culturelles. Comme le souligne Lucy Liu : « Laissons derrière nous les représentations parfaites des réseaux sociaux » la vie est bien plus complexe.
Ainsi s’achève un festival qui aura projeté 224 films, dont 101 premières mondiales, et offert une rétrospective sur le cinéma britannique d’après-guerre (1945-1960). Entre réparation, mémoire et renouveau, Locarno confirme son rôle : non pas seulement un écrin de prestige, mais un lieu où l’art se confronte au réel, où l’esthétique dialogue avec l’éthique, et où les films deviennent des laboratoires de société. Les dates sont déjà fixées : la 79ᵉ édition aura lieu du 5 au 15 août 2026. D’ici là, une certitude demeure : à Locarno, le cinéma ne se contente jamais de divertir. Il dérange, il questionne, il soigne. Il reste, comme le rappelait Maja Hoffmann en ouverture, « un miracle » !