Jules Guarneri filme sa famille chaque jour pendant des mois et laisse ainsi entrer le public dans l’intimité de cette famille atypique et attachante.
Interview Jules Guarneri | Le Film de mon père
«Le film a permis de créer un dialogue et comme un jeu entre nous où on a commencé à partager quelque chose pendant une longue durée»
Interview par Ondine Perier
Quel a été votre déclic pour démarrer le film ? Et quand avez-vous commencé le montage ?
En fait, il y a eu un peu plusieurs étapes. Ça fait des années que je me dis il y a quelque chose à filmer de proche, pas besoin d’aller au bout du monde. Je voulais au départ filmer mon frère. J’en parlais, sans jamais rien faire. Puis j’ai commencé à sortir la caméra et à le filmer et assez rapidement, mon père en voyant cela, s’est dit qu’il devait faire quelque chose pour éviter à tout prix que j’arrête dans deux semaines ou dans deux mois. Son idée farfelue a donc été d’acheter une caméra, un micro et de commencer à se filmer pour me donner des images, du grain à moudre. Et ça m’a lancé. Au bout de quelques semaines, il m’a livré des images. Et j’étais encore plus avancé dans l’histoire. Je trouvais qu’il y avait quelque chose de drôle dans ces images sur lui-même, même si c’est pas forcément drôle en soi. Et après, très rapidement, j’ai coécrit le film avec Arnaud Robert qui m’a suivi depuis le début ; il m’a permis d’avoir une distance et le fait de le voir très convaincu sur le potentiel de faire un film m’a aussi encouragé. De même qu’avec les producteurs – Intermezzo – quand je les ai rencontrés, il a fallu les convaincre, cela m’a aussi donné confiance pour aller au bout et quitter le mode expérimental.
Avez-vous écrit le récit en amont ou au fil de l’eau ?
La voix off est arrivée tard dans le process parce qu’à la base je faisais des images sur d’autres films en tant que chef opérateur et entre ces mandats de chef op’, j’avais un peu de temps et j’avais donc cette idée de faire un film sur ma famille. Je n’ai pas une expérience de réalisateur et j’ai abordé le film comme un chef op, c’est à dire que je filmais tout sans faire de choix, ou peut-être inconsciemment. Et faire un film de réalisateur c’est justement faire des choix, c’est poser un regard. Pour moi, c’était un vrai challenge dans ce film et c’est venu tard le fait que je m’implique aussi dans le film. Au début, je pensais uniquement que ça allait être centré sur les membres de ma famille. Le moment où j’ai commencé à écrire la voix off, c’était plutôt aux trois quarts du processus. Tout a démarré en 2019, donc cela fera quatre ans au printemps que j’ai commencé à faire mon film. J’ai filmé sur une periode de deux ans et demi, je montais en meme temps que je filmais. Ce qui est drôle c’est que les ¾ des images proviennent des six premiers mois où j’ai filmé. Plus j’avançais et moins il y avait de surprises, les vraies surprises sont apparues au début.
Comme vous le dites cela pourrait être sans fin de filmer le père qui déjeune, le frère dans son bain, les photos de leur mère et pour autant on ne s’ennuie jamais. Des événements importants comme le retour sur le décès de Christabel, l’arrivée de la compagne d’Oskar, l’accouchement d’Iwa sont évoqués ou filmés. Etait-ce une volonté d’aborder le rapport au couple, à la maternité, au deuil à travers ces scènes majeures ?
Je pense que c’est une question d’équilibre aussi au montage : lorsque mon frère rencontre sa copine ou autres ce sont des moments charnières et tu ne peux pas avoir un film fait que de moments charnières. Il faut que tu poses un peu les personnages dans leur quotidien, cela aide à entrer dans leur rythme. Et le fait de filmer des images de mon frère dans son bain par exemple a pour moi autant d’importance et de force que des scènes de dialogues où il y a des tournants.
Votre famille est tout à fait atypique avec des personnages hauts en couleur, vous paraissez à côté plus classique, était-ce une volonté de vous effacer pour les mettre en lumière ?
Oui comme je le disais avant, ça m’a pris beaucoup de temps de me filmer. J’essayais d’éviter de me mettre dans le film, je montais des stratégies pour que je puisse éviter de parler mais ça ne marchait pas. Et pour le côté classique, je ne sais pas si c’est vraiment conventionnel d’aller chaque semaine avec sa caméra pendant deux ans et demi filmer sa famille. Pour nous qui travaillons dans le cinéma cela paraît normal mais je pense que pour mon frère ou ma sœur, c’est moi qui suis atypique.
Vous semblez pointer du doigt la responsabilité des parents dans l’émancipation des enfants.
Dans le cas de mes parents, je pense que la responsabilité de mon père est fortement liée au décès de ma mère. C’est à dire que je le voyais plutôt en retrait dans la famille avant qu’elle ne meure. Un moment, il s’est dit « j’ai des enfants adultes qui vivent encore chez moi et qui sont peut être pas autonomes, ça ne peut pas durer.». En tout cas, mon frère qui gérait mal ses finances et moi qui faisais des films de ski que mon père ne prenait pas au sérieux. Il a pensé que de devais aller plus loin là dedans. Il se sentait investi d’une mission par rapport à ma mère. Et même s’il infantilise mon frère par exemple, il essayait de nous responsabiliser. C’est un peu paradoxal. Et puis il y a aussi l’histoire avec les chalets et ma mère qui a toujours voulu que ses enfants aient un toit.
Le film a-t-il été bien accueilli par la famille ?
Oui tout à fait. Je leur ai montré séparément et le film a été très bien accueilli. J’avais plus peur de ma sœur parce que c’était elle qui était plus réticente quand je filmais. Mais c’était important pour moi qu’elle apparaisse dedans d’ailleurs j’en parle dans le film, de cette réticence à filmer, des limites quand on réalise un film sur sa famille. Et finalement, c’est elle qui fait le plus la promotion du film maintenant. Mon père est aussi très content que je sois allé au bout du projet. Il est surpris même que ça aille aussi loin.
Votre film vous a donc rapproché les uns des autres ?
Le fait de faire le film oui bien sûr car pendant plus de deux ans, au moins une fois par semaine, tu passes du temps avec ta famille en les filmant. Mon frère n’est pas quelqu’un avec qui j’ai un rapport très proche. Je n’avais pas de vraies discussions avec lui avant le film. Le film a permis de créer un dialogue et comme un jeu entre les personnes où on a commencé à partager vraiment quelque chose pendant une longue durée, je me disais même si ça ne donne rien ça aura au moins permis ces moments de partage.
La réception du Prix du Jury à Nyon au festival Visions du Réel l’an dernier a dû vous procurer une immense fierté ?
Oui cela a été une surprise totale. Déjà j’étais hyper content d’être sélectionné parce que c’est très dur d’exister si ton film n’est pas sélectionné en festival, donc déjà la sélection c’était fantastique. Et puis le Prix a engendré une euphorie, c’était génial.
Quelles sont les questions que le public vous pose le plus à l’issue des projections ?
On me pose souvent la question «Comment la famille a-t-elle réagi ?» et «À quel moment j’ai su que j’allais terminer le film ?». Je pense que le film peut aussi donner envie d’aller jusqu’au bout des choses, qu’il encourage l’action. Cela sera davantage concret pour les gens qui veulent faire un film et redoutent de ne pas arriver jusqu’au bout.
Avez-vous déjà en tête le sujet de votre prochain film ?
Oui il y en a plusieurs. Mais je suis vraiment au début de la phase d’écriture et mon sujet évolue. Pour moi c’est propre au documentaire, c’est d’ailleurs une difficulté pour vendre le projet puisque tu vas découvrir ton sujet au fur et à mesure de la fabrication du film, ça peut partir dans une tout autre direction que celle de départ. Mais c’est aussi cette surprise que j’aime même si c’est pénible quand tu dois trouver des financements. Je me sens plus libre en faisant des documentaires que de la fiction où tout doit être écrit, réfléchi en amont.