Eskil Vogt, scénariste de talent et compagnon de route de Joachim Trier depuis trente ans, le duo a marqué Cannes en 2021 avec JULIE (EN 12 CHAPITRES) et Vogt s’est imposé la même année comme réalisateur avec THE INNOCENTS, multi-primé. À l’occasion de la présentation de leur nouveau film VALEUR SENTIMENTALE au Festival de Locarno, il revient sur sa complicité créative avec Trier et sur leur manière singulière d’écrire des récits intimes et universels.
Eskil Vogt | VALEUR SENTIMENTALE
- Publié le 20. août 2025
«Au début de l'écriture, Joachim Trier et moi n'avons pas encore d'idée précise du film. Nous essayons d'abord de faire taire les voix extérieures.»
VALEUR SENTIMENTALE | SYNOPSIS
Alors que la vente de la maison familiale ravive des souvenirs enfouis, un cinéaste de renom, absent des écrans depuis plusieurs années, tente de convaincre sa propre fille, actrice de théâtre célébrée, d’incarner le rôle principal de son nouveau film. VALEUR SENTIMENTALE, réalisé par Joachim Trier et coécrit avec Eskil Vogt, explore avec sensibilité les liens complexes d’une famille marquée par ses blessures et ses silences.
Propos recueillis par Djamila Zünd
Vous êtes à votre sixième scénario avec Joachim Trier. Y a-t-il eu une évolution dans votre manière de collaborer, entre vos débuts et aujourd’hui ?
Oui, nous travaillons ensemble depuis nos premiers courts-métrages, donc cela fait environ 30 ans que nous écrivons des films à deux. Au début, nous étions très attachés à une approche formelle, influencée par des cinéastes comme Andreï Tarkovski ou Michelangelo Antonioni. Et puis, petit à petit, notre regard a changé. On s’est rendu compte qu’on s’intéressait de plus en plus aux gens, à l’aspect humain des histoires. C’est cette évolution qu’on peut observer dans nos films : on s’est mis à privilégier les scènes dramatiques, les moments intimes entre les personnages. C’est devenu notre manière d’aborder le cinéma aujourd’hui.
Écrire ensemble, chez vous, ce n’est pas une parenthèse mais un vrai rythme quotidien de 9h à 17h. Comment se vit cette immersion, presque comme un huis clos créatif ?
En réalité, notre processus d’écriture commence souvent sans idée précise du film à venir. Quand on se retrouve pour écrire, ce n’est pas avec un concept déjà défini. Ce qu’on fait d’abord, c’est se couper de toutes les attentes extérieures : les pressions liées à nos films précédents, les stratégies de carrière, les conseils du type « ce projet pourrait marcher », ou encore les opportunités comme « et si on faisait un film aux États-Unis ? ». Il faut réussir à faire taire toutes ces voix. Alors on ferme la porte, on prend le temps, et on commence à discuter. On parle de nos préoccupations, de nos obsessions, des films qu’on a vus récemment. On écoute de la musique, on partage des idées, même floues. Et petit à petit, des fragments émergent, se rassemblent… jusqu’à ce qu’une idée prenne forme.
Et là, on sent qu’on tient quelque chose. Ce n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus stratégique, on ne sait pas encore si ça fera sens pour une carrière, mais ce n’est pas ce qui compte. Ce qui compte, c’est qu’on tombe amoureux de cette idée. C’est ce moment-là qui nous donne la certitude que ça vaut le coup d’y consacrer des années. Sans cet élan, on ne pourrait pas faire un film !
Justement, vous parlez de musique. Quel rôle joue-t-elle dans votre processus créatif ?
Pour chaque nouveau projet, on commence par créer une playlist. Au début, on y met un peu de tout, sans filtre, presque n’importe quoi. C’est très instinctif. Puis, au fil du temps, la sélection devient plus précise, plus cohérente avec l’univers du film qui se dessine. Quand j’écris des scènes, j’écoute souvent cette musique. Elle m’aide à entrer dans l’ambiance émotionnelle du moment, à trouver le ton juste. C’est une manière de me connecter à l’histoire, presque physiquement. Ce qui est intéressant, c’est que notre processus commence parfois avec des images, d’autres fois avec la musique. Il n’y a pas de règle. Ce sont des points de départ très sensoriels, et ensuite, on cherche notre chemin. L’histoire émerge doucement, presque par couches successives. Et tout ce processus peut prendre plusieurs années. Par exemple, ce projet-ci, c’est trois ans de travail. Il faut que ça nous parle profondément, que ça nous plaise vraiment, sinon on ne peut pas aller au bout.
Après ces trois années intenses passées sur le film, ressentez-vous aussi, comme Joachim Trier le dit, ce besoin de trois étés pour enfin souffler et vous relaxer ?
En fait, pendant le tournage, je ne suis pas toujours présent. J’essaie de prendre un peu de distance, parce que c’est à ce moment-là que je travaille sur d’autres projets. Par exemple, pendant ce tournage-là, j’ai écrit un scénario que j’aimerais réaliser moi-même. Je reviens plutôt plus tard, au moment du montage. Je n’ai pas été impliqué dans ce film au même degré que Joachim. Pour notre premier long métrage, j’étais beaucoup plus présent sur le plateau. Mais avec le temps, j’ai réalisé que je n’étais pas forcément très utile à ce moment-là. J’aime bien dire que c’est un peu comme un père pendant un accouchement : on est très investi émotionnellement, mais au fond, on ne peut pas faire grand-chose.
Le film aborde des thématiques très intimes. Joachim Trier a dit que l’écriture avait eu pour lui une dimension presque thérapeutique, et que vous l’aviez beaucoup guidé. Comment l’avez-vous aidé à trouver un équilibre : rester dans l’authenticité tout en créant, parfois, des « souvenirs fictifs » nécessaires à la fiction ?
C’est une bonne question.
Je dirais que c’est d’abord une affaire d’intuition. Quand on écrit une première version, on est souvent dans quelque chose de plus instinctif, parfois même plus drôle. Par exemple, la première version du scénario était probablement plus légère, plus comique. Mais au moment de retravailler, on commence à se poser d’autres questions : « Est-ce que cette scène est vraiment crédible pour ce personnage ? » ou « Est-ce que ce n’est pas un peu exagéré ? ». Alors on affine. La version suivante est souvent moins extravagante, mais plus juste. C’est un processus de clarification, presque d’épuration. On retire ce qui sonne trop artificiel ou forcé. Joaquim, pour qui la cohérence psychologique des personnages est essentielle, insiste beaucoup là-dessus : il faut que ce soit vrai, que le personnage ait une vraie profondeur, une logique interne, un caractère. En parallèle, ce qui est intéressant, c’est qu’on se laisse aussi de plus en plus séduire par des scènes plus classiques : des scènes dramatiques, dialoguées, plus intimes. On sent que ça fonctionne, mais ce n’est pas suffisant. On ne veut pas faire un film purement traditionnel. Donc, on cherche à équilibrer avec des éléments plus visuels, plus originaux. Par exemple, dans ce film, il y a des séquences dans la maison qui ne font pas vraiment avancer l’intrigue, mais qui sont importantes pour nous. Elles apportent une autre texture, une autre ambiance. Au final, c’est ça l’enjeu : trouver un équilibre entre vérité et artifice. C’est de l’art, donc forcément il y a de la mise en scène, une part de construction. Mais il faut qu’on y croie, nous. Il faut que ça nous paraisse juste et sincère. La maison joue un rôle presque à part entière dans le film et ancre profondément son univers.
À une ère où les formats courts et la consommation rapide d’images sont la norme, vous prenez le temps de la filmer et de la laisser respirer à l’écran. Est-ce un clin d’œil pour dire : « On peut encore prendre le temps de montrer, de ressentir et de dire quelque chose de profond » ? Ou bien y a-t-il là une forme de transmission, un héritage artistique ?
C’est une question complexe, mais très pertinente.
En fait, cette réflexion sur le rythme, on l’a vraiment travaillée, y compris au montage. Ce qui est intéressant, c’est que parfois, certaines séquences devenaient trop efficaces. Elles allaient droit au but, mais au détriment du ton global du film. Alors on a préféré les rééquilibrer, parfois même les ralentir, pour qu’elles trouvent leur propre tempo.
C’est comme si, à ce moment-là, le film disait au spectateur : « Voilà mon rythme. C’est à toi de t’y accorder ».
C’est une manière d’affirmer une forme d’autorité artistique, presque comme un chef d’orchestre qui impose le tempo de son œuvre. Et c’est là que ça devient délicat. Parce qu’on vit à une époque où tout doit être rapide, percutant, calibré pour une attention de plus en plus courte. Alors oui, c’est tentant de vouloir aller dans ce sens-là, de rendre chaque scène immédiatement « utile ». Mais à force de vouloir tout rendre efficace, on finit par perdre quelque chose d’essentiel. Le film peut devenir une sorte de produit lisse, une “excuse sexy” pour exister, mais qui, au fond, ne dit plus grand-chose. Donc parfois, il faut oser aller à contre-courant.
Cela dit, on ne fait pas non plus du « slow cinema ». On aime quand le récit a de l’énergie, une tension. Mais l’enjeu, c’est vraiment de trouver ce juste équilibre : prendre le temps quand c’est nécessaire, tout en gardant une vraie vitalité dans le rythme.
On pense au style très particulier de Yasujirō Ozu, avec sa répétition de plans et son attention aux détails du quotidien, même si ici vos images sont beaucoup plus chorégraphiées et en mouvement. Est-ce que son approche a influencé votre manière de filmer ?
Nous avons effectivement beaucoup regardé Ozu, qui filme les espaces de façon unique. En Scandinavie, les personnages ne s’assoient pas au sol, sur des tatamis, ils bougent davantage, donc nous avons dû trouver une autre approche. Nous avons écrit des descriptions précises, pensé les axes de vue (comme la perspective entre salon et chambre), puis nous avons adapté une fois la maison trouvée. Joachim a ensuite imaginé les mouvements de caméra, souvent répétés pour que le spectateur s’approprie l’espace.
Il y a quelque chose de vraiment sublime dans les scènes à Deauville.
Quand on connaît l’ambiance du festival, on reconnaît tout. Et puis, il y a ce personnage principal, ce réalisateur. Il dégage une vraie intensité, une assurance dans le regard des autres, mais on remarque que dans sa propre vie, dans l’intime, il est beaucoup plus fragile. Comment avez-vous construit ce personnage ?
Oui, ce paradoxe-là est venu assez tôt dans l’écriture. On le voit beaucoup chez une certaine jeune génération d’artistes : ce sont des gens qui, dans leur vie personnelle, ont du mal à communiquer, à exprimer leurs émotions, mais qui, à travers leur art, sont d’une intimité bouleversante. C’est très contradictoire, et c’est ce qui nous fascinait. Nous, on est plutôt du genre à parler, à mettre des mots sur ce qu’on ressent — donc on est très différents, et c’est aussi pour ça que ce type de personnage nous attire. Ce qui est fort avec lui, c’est qu’il a une passion pure pour ce qu’il fait, mais il est aussi totalement inconscient de tout ce qu’il néglige à côté. Il veut bien faire, mais il échoue complètement dans sa vie de famille, par exemple. Et malgré ça, il garde une forme de sincérité, presque naïve. C’est un personnage que j’aime et que je déteste à la fois. C’est cette ambivalence qui nous intéressait beaucoup.
Et là-dessus, le casting de Stellan Skarsgård a été essentiel. Il a cette chaleur naturelle qui rend le personnage profondément humain, même quand il dit ou fait des choses assez… discutables. Il dégage toujours quelque chose de tendre, d’aimant. Sans ça, le personnage aurait pu sembler froid ou antipathique. Stellan amène une vraie complexité, une justesse émotionnelle qui fait qu’on y croit.
Incroyable, merci infiniment pour ces échanges et ce temps partagé ! Tous nos vœux de succès pour ce magnifique film !