Très calme, comme apaisé, Edouard Louis explique avec précision sa transformation initiée lors de son entrée au lycée d’Amiens. Un autre monde s’est alors ouvert à lui. Il a pu s’adonner à une discipline fondatrice de son parcours : le théâtre. Ses témoignages, illustrés par des archives percutantes, amusent et bouleversent souvent. Le réalisateur, de passage à la 55e édition de Visions du Réel où son film est présenté, nous a éclairé sur la genèse de sa rencontre avec l’auteur, mais pas que.
EDOUARD LOUIS OU LA TRANSFORMATION | Interview François Caillat
- Publié le 15. avril 2024
«J’ai eu à cœur de lui donner un écrin dans lequel il pouvait s’épanouir au maximum, pour rendre sa parole la plus audible possible. »
François Caillat, né en 1951, passe son enfance en Lorraine. A Paris, durant sa scolarité, il s’initie au théâtre (étudie l’art dramatique avec François Florent, crée une troupe lycéenne après Mai 68, participe aux expérimentations d’Ariane Mnouchkine et du Théâtre du Soleil au début des années 70). Il mène ensuite un cursus de philosophie : il est admis en 1972 à l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud (devenue aujourd’hui ENS Lyon), puis reçu à l’agrégation de philosophie en 1975. Il fait aussi des études d’ethnologie, de musicologie, d’esthétique (mémoire sur Pierre Boulez) dans les Universités de Nanterre, de Vincennes et à la Sorbonne. Il enseigne quelques années la philosophie, puis se dirige finalement vers le cinéma. Il se forme en tournant plusieurs court-métrages de fiction et des films musicaux, avant d’aborder le long-métrage.
Filmographie non-exhaustive
- Édouard Louis, ou la transformation, 2022
- Foucault contre lui-même, 2014
- Une jeunesse amoureuse, 2013
- Bienvenue à Bataville, 2008
- La Quatrième génération, 1997
Interview par Ondine Perier
*Comment vous est venu l’idée d’une série de documentaire sur les écrivains et plus particulièrement Edouard Louis ?
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J’ai réalisé des films qui se sont faits à chaque fois de manière unitaire. Ensuite, j’ai conçu la série car les auteurs auxquels je m’intéressais étaient semblables : soit des penseurs, soit des intellectuels (Foucault, Le Clézio, etc.). Foucault par exemple est quelqu’un qui réfléchit sur le monde à travers son récit personnel. Il est donc au croisement de la littérature et de la théorie.
Dans quel contexte avez-vous rencontré Edouard Louis ?
J’ai fait la connaissance d’Edouard en réalisant un film sur Michel Foucault, il y a 10 ans. À l’époque, c’était un jeune étudiant parisien et on me l’avait recommandé pour m’aider dans mon travail de préparation sur le philosophe. On m’avait alors conseillé un jeune normalien du nom d’Édouard Louis. Il avait signé un contrat de consultant au scénario. La directrice de production m’avait alors dévoilé qu’il s’appelait en réalité Eddy Bellegueule. C’était en 2014, l’année où paraissait en librairie son premier livre.
Edouard Louis est un devenu un étendard des transfuges de classe. Est-ce cet aspect là de sa personnalité qui vous a intéressé ?
Pas spécialement mais si on s’intéresse à Édouard Louis comme écrivain, c’est parce qu’on s’intéresse à la vie qu’il raconte, Il a déjà réussi à écrire cinq livres sur sa personne, son entourage, sa famille, ses amis, tout en essayant d’en faire évidemment un propos universel. C’est d’ailleurs pour cette raison d’universalité qu’il est connu dans le monde entier aujourd’hui.
Il ressort de vote film ente autres le talent de l’auteur pour décrire les codes sociaux des différentes classes sociales, que ce soit ceux de la classe ouvrière dont il est issu et ceux de la bourgeoisie qu’il va découvrir à Amiens.
Edouard parvient à partir d’anecdotes d’en tirer des propos toujours très intelligents et avisés : d’une anecdote qui peut paraître banale, il en fait une théorie. Lorsqu’on tournait et qu’il se mettait à me parler de la musique qu’il écoutait avec une copine au lycée ou ce qu’il a mangé à midi, je pensais que ce serait coupé au montage. Mais à chaque fois, au bout d’une minute de la parole, il en venait à de la pure théorie. C’était assez fascinant.
«En finir avec Eddy Bellegueule» se termine sur l’admission de l’écrivain au lycée d’Amiens, le point de départ de sa transformation. Vous avez axé votre film sur cette période charnière de sa vie, comment ce choix s’est il imposé à vous ?
J’étais assez convaincu que tout s’était joué à Amiens. La transformation s’est faite ici. Et c’était idéal pour moi : il y avait une unité de temps et de lieu. En quatre ans, dans un même lieu, qui plus est une petite ville provinciale où les paramètres et les déterminants sont assez minimaux. Ce coup de projecteur sur ces années là permet de comprendre davantage ce qu’est la transformation (de nom, de physique, de milieu). J’ai donc privilégié ce cadre, ce qui m’a aussi permis de ne pas me disperser.
Amiens apparaît effectivement comme un tremplin fondateur dans son parcours d’émancipation.
Oui mais finalement c’était juste un tremplin vers la grande ville qui était Paris. Et je dirais que, Paris n’était aussi qu’un échelon de son parcours également car aujourd’hui, Edouard se balade dans le monde entier : en Asie, en Australie, en Amérique du Sud. C’est comme si Paris était devenu trop petit dans le sens où il rencontre des gens qui sont sensibles à son travail aux quatre coins du monde. Il trouve du répondant, de l’intérêt pour son œuvre absolument partout.
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Edouard Louis témoigne avec fluidité et une grande aisance. Comment parvenez-vous à instaurer un climat propice aux confidences ?*
J’entretiens avec lui des relations amicales et assez simples qui sont celles de deux personnes qui travaillent ensemble de manière théorique. Lorsqu’on s’est connus, Il n’y avait pas de notoriété qui aurait peut être encombré les choses. Et lorsque je lui ai proposé ce film sur lui, il a accepté en me me précisant que c’était grâce à cette relation simple qui s’était créé au départ. Ce qui a permis la cordialité qui transparaît dans le film et bien sûr le la fait qu’il s’est complètement laissé aller. Il n’a rien contrôlé, il n’a même pas lu le scénario. J’ai eu à cœur de lui donner un écrin dans lequel il pouvait s’épanouir au maximum, pour rendre sa parole la plus audible possible.
Combien de temps a nécessité le tournage ?
Le tournage a été très rapide, il s’est fait en quatre jours seulement ! C’était comme une conversation-fleuve ininterrompue.
On ressent beaucoup d’émotions de sa part lorsqu’il évoque son enfance et ses parents évidemment, avez-vous rencontré des difficultés à recueillir ses témoignages plus précisément ?
L’idée lorsque je réalise des documentaires est de briser la glace. Il s’agit de parvenir à une relation de confiance où tout peut advenir y compris les surprises et y compris l’émotion. Pour ce faire, je travaille avec une équipe réduite, qui permet une situation de familiarité – dans le sens proximité – avec l’autre. Il n’y a pas réellement des questions et des réponses, mais plutôt les modalités de conversation. Je parlais beaucoup sur le tournage ! On a tout enlevé au montage, évidemment, mais je parle autant que Edouard, sinon plus !
Vous défendez l’idée d’un « romanesque documentaire », privilégiant la mise en scène et le récit personnel. Pouvez-vous nous expliquer cette appellation ?
C’est lorsqu’on accorde au documentaire un traitement romanesque. Mais je n’ai pas adopté cela pour mes films sur les écrivains-intellectuels. Il y a des histoires qui pourraient faire l’objet de films de fiction. Et je les raconte à partir de matériaux existants et à partir de gens que j’ai rencontrés. Ça part du concret, du réel. Mais en même temps, je travaille beaucoup dans mon imagination, ma réflexion, sur des sujets, des thèmes qui m’intéressent. Par exemple, la mémoire, le passé sont des thèmes qui me fascinent et j’aime à travers mes films, faire se rencontrer les vivants et les morts.
Va-t-on retrouver ces thèmes là donc votre prochain projet ?
Tout à fait. Je suis né en Lorraine, le pilier des trente glorieuses françaises puisque la force de cette économie était basée sur l’acier, le fer. Donc, les lieux à la frontière de l’Allemagne et du Luxembourg. Je vient de ce milieu-là. C’est une région qui s’est complètement transformée, qui est devenue tellement différente de ce qu’on peut imaginer de ce qu’elle était autrefois, à l’époque où j’ai grandi. Je travaille là-dessus, sur ce que c’était et sur ce que c’est devenu, mais avec une mise en scène qui est en partie de l’opéra. Je ne fais pas de documentaire d’immersion, en ce sens. J’ai fait écrire un opéra par un compositeur. Toute la partie historique du film sera chanté. C’était déjà le cas pour mon film sur les usines Bata «Bienvenue à Bataville» chantée par des anciens salariés BATA. Introduire de l’imaginaire dans le Réel a selon moi, une forte valeur narrative.