THE LANDSCAPE AND THE FURY de Nicole Vögele suit des migrant·e·s traversant la Bosnie-Herzégovine vers la Croatie, dans une errance nocturne empreinte d’angoisse. Sans commentaire didactique, le film capte des bribes de conversations et des silhouettes perdues dans l’obscurité. En parallèle, les fantômes de la guerre de Yougoslavie ressurgissent, interrogeant la mémoire et la résilience. Une immersion saisissante entre exil et traumatismes du passé.
THE LANDSCAPE AND THE FURY
THE LANDSCAPE AND THE FURY | SYNOPSIS
À la frontière bosno-croate, près de Velika Kladuša, les chemins des migrants et des habitants se croisent. À travers les paysages arpentés, des interrogations sur la patrie, la fuite et le hasard surviennent, réveillant les cicatrices de la guerre des années 1990. Un film profondément tellurique, kaléidoscope de décors hantés par les fureurs passées et présentes.
THE LANDSCAPE AND THE FURY | VISIONS DU RÉEL
«La caméra subjective progresse à tâtons au cœur d’une forêt plongée dans la nuit. Le plan large suivant montre des silhouettes lointaines passant au large de la frondaison, tandis que des démineurs cartographient, plus loin, un autre espace. La frontière bosno-croate, près de Velika Kladuša, est le point de départ du nouveau film de Nicole Vögele (FOG, Visions du Réel 2014). Zone frontière entre l’Europe et les Balkans, elle a été l’un des théâtres de la guerre des années 1990 et voit désormais passer les migrant·e·s qui fuient les conflits actuels. La cinéaste épouse le rythme des saisons pour saisir, selon une approche formelle qui parie sur la rigueur patiente du cinéma direct, ce qui advient, ici et maintenant dans ce paysage des confins. Où les exilé·e·s de passage se perdent, abandonnant dans leur fuite leurs maigres effets personnels, et dont la présence visible rouvre les cicatrices du passé, qui commandent, aussi, les solidarités du présent. Se dérobant à toute facilité narrative, même s’il a l’ampleur d’une fresque – au sens pictural et littéraire – THE LANDSCAPE AND THE FURY arpente avec une sobriété magnifique cette géographie tourmentée des fureurs humaines.»
Emmanuel Chicon – Visions du Réel 2024
Filmographie Nicole Vögele
- THE LANDSCAPE AND THE FURY, 2024
- CLOSING TIME, 2018
- NEBEL, 2014
- INTO THE INNARDS, 2014
- FRAU LOOSLI, 2013
Critique de Doris Senn
Au début, on voit du noir, pendant de longues minutes. Nous entendons des pas lourds sur un sol boueux, une respiration laborieuse, des aboiements de chiens lointains. Puis, la forêt en plein jour, interminable et verte. Les réfugiés la traversent en groupes, passent un village proche de la frontière. THE LANDSCAPE AND THE FURY de Nicole Vögele met en lumière ce point brûlant et silencieux de la géopolitique.
En route vers un avenir meilleur
Le film nous plonge au cœur de l’action, mais il faut d’abord trouver ses marques dans ce nowhere que THE LANDSCAPE AND THE FURY présente avec de longs plans statiques. Ce sont souvent des plans d’ensemble qui montrent avant tout la nature : De la verdure, toujours de la forêt, mais aussi le ciel, des nuages en mouvement, un champ de maïs sous l’eau. Quelque part, un homme ou un petit groupe qui se bat contre le vent et les intempéries. Nous voyons une cabane en bois dans la pampa, une école vide que des gens ont transformée en maison pour une nuit ou deux, un feu qui réchauffe les migrants trempés et sur lequel ils cuisinent des plats de leur pays. Pendant longtemps, nous ne savons pas où nous sommes. Puis nous voyons une mosquée dans le village, dont le supermarché est aussi un lieu de rencontre pour les habitantes. Et cela se concrétise : nous sommes en Bosnie – à Ravnice, un petit village perdu au nord-ouest du pays, séparé de la Croatie voisine uniquement par une rivière.
Traumatisme de guerre et fuite
La nature n’a pas de frontières – ce n’est pas le cas du monde créé par l’homme. La Croatie, située à la frontière extérieure de l’UE, expulse les fugitifs (doit les expulser) et procède régulièrement à des pushbacks parfois brutaux. Les drames le long de la frontière verte se déroulent souvent dans l’obscurité de la nuit. On entend des cris, des pleurs. Il reste des téléphones portables détruits, des photos éparpillées, des vestes et des sacs cassés. La caméra de Stefan Sick saisit également ces vestiges dans de longs plans – comme des symboles des événements traumatisants : Des personnes sont expulsées, des familles déchirées, des rêves brisés.
Humanité et compassion. Malgré tout
Les réfugiés dont nous apercevons les visages dans la lumière du feu sont originaires d’Afghanistan, d’Irak et de Syrie. Ils forment, avec leur voyage, l’un des fils du récit. L’autre est constitué par les cicatrices de la dernière guerre de Yougoslavie – par exemple sous la forme de mines terrestres encore disséminées un peu partout, mais aussi sous la forme de souvenirs partagés par les résidents. C’est notamment de ces expériences que naissent la compassion et la serviabilité envers les réfugiés, qui caractérisent depuis longtemps le quotidien des habitants. L’une des scènes les plus émouvantes est celle où deux enfants reçoivent en cadeau une pataugeoire gonflable et où tous les membres du groupe de réfugiés vivent un moment d’insouciance autour de ce cadeau inespéré.
Cinéma contemplatif
Ce n’est pas un hasard si la composition des images et le mode de narration rappellent le « slow cinema » de Cyril Schäublin (UNRUEH), Salomé Jashi (TAMING THE GARDEN) ou Tizian Büchi (L’ÎLOT). Nicole Vögele s’appuie elle aussi sur des cadrages statiques et déjoue les conventions de la narration classique.Vögele – elle-même rédactrice TV – a opté pour cette forme d’art cinématographique parce qu’elle recherchait « la distance la plus extrême avec la télévision ». Dans THE LANDSCAPE AND THE FURY, le montage presque méditatif de Hannes Bruun enchaîne les épisodes et illustre la vie du village – de la coupe du bois à la récolte du maïs, en passant par les jeunes adultes qui montent et descendent sauvagement la colline avec leurs motos -, mais laisse aussi entrevoir les épreuves de la fuite, les deux dans des conversations que le film semble « écouter ». Les saisons créent une structure lâche : automne, hiver, été, à nouveau hiver… Les habitants et les fugitifs vivent leur vie ou suivent leur chemin – dans une cohabitation éphémère.
Conclusion: Le documentaire THE LANDSCAPE AND THE FURY parvient à créer une atmosphère qui va des événements passés de la guerre aux mouvements migratoires actuels et à retracer la réalité avec une force poétique. Avec son œuvre au slow-cinema, la réalisatrice Nicole Vögele crée un poème grandiose dans lequel – malgré toute la folie qui caractérise le monde actuel – l’humanité et l’espoir éclatent.