Conversation avec le réalisateur suisse et l’actrice principale du film RETOUR EN ALEXANDRIE, en vidéo en cliquant sur l’image ci-dessus et en texte ci-dessous !
RETOUR EN ALEXANDRIE | Interview Tamer Ruggli et Nadine Labaki
«C'est une façon pour moi de raconter mon vécu en tant qu'enfant dans ce milieu-là, avec ces femmes.» Tamer Ruggli, réalisateur.
RETOUR EN ALEXANDRIE | Synopsis
Après vingt ans d’absence, Sue retourne en Égypte, son pays natal, pour revoir sa mère, Fairouz, une aristocrate excentrique, avec qui elle a rompu tout lien. Ce voyage surprenant, qui la mène du Caire à Alexandrie, teinté de souvenirs lointains, de nostalgie et de sentiments mêlés à l’égard de son passé, lui permettra de devenir libre et affranchie.
Par Djamila Zünd
RETOUR EN ALEXANDRIE semble être un voyage personnel pour vous. Pouvez-vous nous en dire plus sur l’inspiration du film ?
Tamer Ruggli : Pour moi, RETOUR EN ALEXANDRIE est, un retour aux sources, un retour en enfance. C’est une exploration de mon héritage dans un pays où je n’ai pas vraiment grandi, que je ne connaissais pas pleinement, mais auquel je me sens fortement connecté. C’est une façon pour moi de revenir en arrière dans le temps, de raconter l’histoire de ma mère, de raconter mon vécu en tant qu’enfant dans ce milieu-là, avec ces femmes.
Le personnage de Tante Indji occupe une place importante dans le film en invitant Sue, établie en Suisse, à retourner en Égypte auprès de sa mère désormais malade. Qu’est-ce qui, dans les moments que vous avez partagés avec votre propre tante, également appelée Indji, a inspiré l’histoire que vous racontez ?
Tamer Rugi : Ah, je me suis bien amusé ! Je connais bien tante Indji, elle m’a assez terrorisé quand j’étais petit ! J’ai souvent assisté à d’interminables dîners de famille au cours desquels elle fumait sans toucher à la nourriture, mais ne manquait jamais de nous gaver. Ensuite, pendant mes études à l’ECAL, je l’ai filmée, et j’ai ainsi pas mal de matériel vidéo de ces années-là, en particulier les scènes de repas. La scène du Réveillon est notamment une retranscription minutieuse, presque mot à mot, d’un dialogue lié à une anecdote qu’elle a racontée devant la caméra. Les personnes que j’ai filmées, que j’ai côtoyées, sont donc des personnes que je connais très bien. Je sais comment elles parlent, je sais comment elles sont, comment elles peuvent être insultants ou non.
Ainsi, nous pourrions dire que votre temps à l’ECAL a contribué à la formation d’archives ?
Tamer Ruggli : Oui, en effet, c’est un témoignage, c’est un reportage de souvenirs d’enfance.
En tant qu’actrice, comment avez-vous abordé et incarné des thèmes aussi personnels et complexes dans le film ?
Nadine Labaki : J’ai moi-même grandi dans une société qui, malheureusement, peut parfois être basée sur le jugement, et le fait même quelquefois par amour. Il y a dans la société une contradiction entre ce que ces femmes auraient souhaité être et ce qu’elles ont fini par devenir dans la vie par crainte d’offenser, de ne pas répondre aux attentes, ou simplement de ne pas plaire.Cette dualité persiste toujours entre le désir de poursuivre des aspirations qui peuvent ne pas suivre la norme établie, l’aspiration à la liberté, à s’exprimer selon ses propres termes, et en même temps, la peur de décevoir ou de ne pas être à la hauteur des attentes. Je me suis souvent sentie connectée à cette complexité.
Tamer Ruggli, il a fallu près de dix ans pour réaliser ce film. Quand l’actrice Nadine Labki a-t-elle rejoint le projet ?
Tamer Ruggli : J’ai eu la chance d’avoir un ami commun qui a facilité le contact avec Nadine, qui était en plein succès de CAPHARNAÜM (2018). Nous nous sommes ensuite rencontrés à Beyrouth, et la collaboration s’est développée au fil de plusieurs rencontres et échanges. C’était une chance de pouvoir établir un lien avec Nadine trois ans avant le début du tournage, ce qui m’a permis de m’inspirer et de travailler en l’ayant en tête pour développer le personnage.
Le film intègre des chansons égyptiennes qui contribuent à l’impact émotionnel. Ces chansons vous ont-elles aidée à entrer en plus grande proximité avec le personnage ?
Nadine Labaki : C’est une culture que j’apprécie énormément, que j’aime beaucoup. Mes premières expériences avec le cinéma, en général, remontent à des films égyptiens qui sont aujourd’hui devenus mythiques. Plonger dans l’atmosphère de l’Égypte, explorer ces lieux magnifiques, c’était déjà une expérience unique. Je connaissais déjà presque toutes les chansons, mais c’est à travers le film que j’ai vu hier, lors de la première, que j’ai été profondément touchée en les réentendant, parce qu’elles évoquent des souvenirs de mon enfance et me ramènent à l’Égypte que j’aime tant.
Le film conserve une qualité intemporelle, en particulier dans la représentation du quartier de Zamalek. Comment avez-vous abordé la création de ce cadre atmosphérique et nostalgique ?
Tamer Ruggli : Dans le film, l’absence de téléphones portables et les choix vestimentaires contribuent à créer une atmosphère intemporelle. Cette décision intentionnelle vise à éviter de marquer spécifiquement l’époque du film, même dans les détails du quotidien, comme les intérieurs des appartements avec peu de télévisions. L’objectif est de maintenir une ancre dans une réalité intemporelle, renforcée par le choix de ne pas intégrer de références marquées de l’Égypte contemporaine ou moderne. L’Égypte elle-même, à travers ses rues, notamment à Zamalek, est présentée comme portant les vestiges d’un monde ancien. Les belles rues bordées d’arbres et la nature verdoyante évoquent une époque révolue. C’est une manière délibérée de transmettre une atmosphère empreinte de ce passé, surtout lorsque le personnage de Sou revisite son histoire. Même physiquement, le film opère un retour dans le temps, en évitant de montrer une Égypte contemporaine ou moderne. Les boutiques de vêtements, les chauffeurs de taxi, tout cela devient une manière de parler d’un autre monde, d’une autre époque, marqué par une certaine galanterie et une atmosphère spécifique. L’objectif est clairement de véhiculer cette nostalgie d’un temps passé.
Le film explore les thèmes de l’identité et de l’appartenance, et l’affiche dit même, à côté du titre français, « Tu me manques » en arabe. Pouvez-vous expliquer en quoi le parcours du personnage reflète votre propre expérience de la navigation entre les cultures ?
Tamer Ruggli : RETOUR EN ALEXANDRIE pourrait ne pas avoir le même impact pour les Égyptiens, que pour les Suisses, ne transmettant pas la même émotion. L’expression « Washkini » (tu me manques), pour moi, évoque diverses formes d’expression de la nostalgie et de l’amour, même dans des situations superficielles, comme lorsque l’on pense à une amie qui vit loin de nous. Cela a une signification profonde à mes yeux. Cette terminologie peut résonner davantage avec la culture arabophone. Alors oui, je voulais créer un personnage qui, au fond, ne s’est jamais senti à sa place. En Suisse, Sue a une bonne vie, mais elle est assez stérile, assez fade, assez « proprette ». Sue est un personnage qui est toujours à la recherche d’un lieu d’appartenance. Moi aussi, quelque part, quand je vais en Égypte, j’ai envie d’appartenir. Je fais un certain effort pour m’intégrer. Mais il y a toujours un moment où, comme elle, je me sens étranger, où l’on me parle en anglais, même si je réponds en arabe.
La scène du dîner familial avec les tantes pendant le repas du Réveillon est chargée d’émotion à l’écran. Comment s’est déroulé le tournage de cette scène en coulisses ?
Tamer Ruggli : C’était éprouvant ! [Rires] C’était dans une maison qui, pour une raison quelconque, émettait des bad vibes pour moi. C’était comme si l’endroit avait une atmosphère constamment chargée de mauvaises vibrations. Je ne pourrais pas identifier précisément ce qui créait cette atmosphère, mais il y avait quelque chose d’inhabituel dans l’air. Une sorte de malaise diffus, difficile à décrire. C’était un lieu étrange et mystérieux. Les nappages en velours rouge du décor, qui nous entouraient, donnaient une atmosphère lourde et claustrophobique. Ma mère et mes cousines germaines étaient également présentes, ce qui a ajouté à l’ambiance cacophonique de la situation. [Rires]
En guise de conclusion à notre entretien, Nadine Labaki, y a-t-il une scène qui a laissé une empreinte particulière sur vous ?
Nadine Labaki : Lorsque j’ai vu le film sur grand écran hier, j’ai parfois oublié que c’était moi qui apparaissais à l’écran. J’ai été étonnée de me laisser emporter par cette femme, qui était en fait une extension de moi-même. J’ai pleuré plusieurs fois pendant le film, non pas en réaction à ma performance ou à moi-même, mais plutôt par empathie pour ce personnage. Je me suis complètement détachée de tout jugement sur mon jeu, ma propre existence ou mes actions. J’ai vraiment perdu conscience de ma propre présence, m’identifiant pleinement à ce personnage, suivant son parcours.