Documentaire sur le système patriarcal et comment il affecte la vie des femmes en Orient et en Occident à travers trois générations où la réalisatrice entremêle son histoire personnelle avec d’autres récits de femmes sur ce sujet brûlant.
Interview Nadia Fares | BIG LITTLE WOMEN
«Je tenais à faire un film sur trois générations pour évoquer la transmission de l'héritage féminin d'une génération à l'autre».
BIG LITTLE WOMEN | Synopsis
Comment parler avec tendresse de luttes féministes à un patriarche éclairé ? Sous l’effet d’un philtre poétique très personnel, Nadia Fares métamorphose l’hommage à son père égyptien tant aimé en une chronique de la condition féminine en Egypte et en Suisse. Elle explore l’impact de la tradition patriarcale en effet miroir entre l’Orient et l’Occident.
Interview par Ondine Perier
Quelle est la genèse de votre documentaire, comment avez-vous eu cette idée précisément ?
Cette idée trottait déjà depuis très longtemps dans ma tête de faire un film sur le courage des femmes. Mais c’était encore très vague. L’idée s’est concrétisée en 2018. J’ai tourné le film pendant quatre ans. Le film commençait avec le rencontre de la jeune génération que j’ai rencontré au Caire, Nouran Salah, dans un café d’une amie qui m’a parlé de Nourhan, ce qui a été point de départ pratique, si on veut, je l’ai ainsi suivie en bicyclette dans la distribution de nourriture dans les quartiers pauvres du Caire. Je tenais à faire un film sur trois générations pour évoquer la transmission de l’héritage féminin d’une génération à l’autre. Nawal El Seddawi est une inspiration depuis que je suis jeune fille. Donc, je savais depuis le début que je ne ferais pas ce film sans elle. Elle est l’icône du féminisme, de l’activisme. Par son courage, elle est une inspiration pour beaucoup de femmes dans le Moyen-Orient et pas seulement en Égypte. Je savais qu’elle serait dans le film. Il me manquait la génération du milieu qui fait le lien. Je me suis dit que si je prenais aussi une femme en Égypte, le film porterait uniquement sur le féminisme en Égypte. Je voulais absolument éviter de stéréotyper la culture du Moyen-Orient comme c’est souvent le cas. Donc, je suis venue à choisir mon histoire personnelle soit la lutte de ma mère et ce qu’elle m’a transmis ainsi que l’esprit rebelle de mon père. Et ce qui nous est arrivé à nous suite à une décision d’un patriarche suisse, en l’occurrence mon grand-père suisse. Je pouvais ainsi mettre en miroir les générations mais aussi l’Orient et l’Occident sur le système patriarcal et comment il affecte la vie des femmes à travers des histoires personnelles.
Effectivement, un autre aspect très intéressant de votre film et le parallèle que l’on fait entre le patriarcat qui sévit en Orient mais également en Occident avec des comportements très dominateurs subis ici par votre mère : son père ne cautionnait pas son mariage et a dénoncé son gendre aux autorités pour le faire expulser. C’est important pour vous de toujours rendre compte de vos deux cultures et de faire un pont entre elles ?
Oui, c’est très important pour moi ce pont là qui fait partie intégrante de mon histoire. Je voulais cet effet de miroir pour aussi un peu provoquer un questionnement sur soi, dans le sens où on ouvre notre horizon. La perception peut changer selon l’angle que l’on prend. Je trouvais important dans notre époque qui a tendance à simplifier les choses, de nuancer et aussi avoir une certaine générosité par rapport à la différence.
Cette nuance est aussi rendue compte par le portrait que vous faite de votre père ce patriarche cool.
Oui mon père était doté d’un esprit libre, donc c’est quelqu’un qui me disait toujours qu’il ne faut pas écouter ce que les gens disent parce que sinon, tu ne vis pas ta vie. Et il m’emmenait vraiment partout : à la banque, chez le barbier, au café alors que personne ne faisait ça. On ne voyait jamais une femme assise à une terrasse de café. Il restait quand même un patriarche, mais cool, dans ce sens où il ne faisait pas de concessions vis-à-vis de la société pour lui- même.
L’écrivaine Nawal El Saadawi livre avec un franc parler savoureux beaucoup d’éléments de sa vie, ses combats menés un courage et une détermination qui force l’admiration. A-t-elle été tout de suite coopérative dans le projet ?
Cela a pris plus de deux ans pour la convaincre ! C’était très difficile de rentrer en contact avec elle. Elle était souvent en voyage ou elle n’était pas prête. En tout cas, je suis devenue amie avec le concierge du bâtiment où elle vit, parce que chaque fois que j’étais au Caire, je m’y rendais pour aller la voir et je lui écrivais des lettres. Il m’a montré une grande boîte à lettres. Elle habitait dans un immeuble de 30 étages et avait la boîte à lettres la plus grande du bâtiment. Je n’arrêtais pas de mettre des petites lettres, des mots dedans, en vain. Mais je n’ai jamais envisagé d’abandonner, je savais que je ne ferai pas ce film sans elle. C’était très clair dans ma tête.
Qu’est-ce qui a fait qu’elle ait fini par accepter ?
Un jour, je me plaignais auprès de ma copine sur le fait qu’elle ne répondait pas à mes sollicitations. Mon amie m’a rétorqué « Arrête de pleurer, prends ton téléphone et appelle-la. » J’avais déjà essayé plusieurs fois, mais là elle m’a répondu pour la première fois, je lui dit que j’aimerais la rencontrer et elle a accepté ! C’était deux heures avant que je prenne le vol pour retourner en Suisse. J’ai bien sûr repoussé mon vol et c’était une très belle rencontre de trois heures où j’ai exposé mon idée, pourquoi je souhaitais faire ce film. Elle me disait « Mais pourquoi trois générations ? Pourquoi vous ne faites pas un film sur ma vie ? » ; ce à quoi je lui ai répondu que ce serait aussi sur sa vie, mais imbriqué à travers Trois Générations.
C’est un personnage de grande volonté, très intelligente et elle a beaucoup de caractère comme on le voit dans le film. C’est une forte personnalité très inspirante, à l’époque en 2018, elle avait 86 ans. Et puis après, j’ai commencé à tourner l’année suivante en 2019 et j’ai tourné sur six semaines. Cinq jours sur six semaines par rapport à sa biographie, sa vie et aussi par rapport à la politique, bien sûr, et par rapport à la lutte. Ainsi, on pouvait vraiment construire une relation.
C’est très beau parce que c’est l’histoire racontée depuis Farouk le roi, jusqu’à la révolution, le printemps arabe, par elle. C’est à travers un regard féminin et je trouvais ça extrêmement enrichissant. Comme vous l’avez dit au début de l’interview «on apprend beaucoup». On a parfois un peu des stéréotypes en tête et le film sans que ce soit pesant puisqu’il se situe davantage dans le divertissement rend compte des évolutions de l’histoire : on apprend ainsi à travers le temps, comment les femmes ont acquis des droits et les ont perdus plus tard de nouveau.
Tout un tas d’aberrations illustrent votre propos dans le film et prêtent à sourire comme l’interdiction pour les femmes de se déplacer en vélo, celui-ci représentant pour certains un danger de briser leur hymen ou le fait que les hommes invités aux funérailles de votre père saluent uniquement les membres masculins de la famille et vous ignorent consciemment. Vus avez à cœur de faire passer des messages par l’humour?
C’est une grande volonté, toujours. Dans tous mes travaux, mes réalisations, j’ai toujours intégré une dimension qui prête à sourire. C’est très important parce que souvent, on peut intégrer davantage certains messages par l‘humour. Concernant l’humour aussi, je trouvais aussi cette scène dans le quartier pauvre avec cette femme illettrée qui met en garde quiconque qui toucherait à ses filles, alors elle prendrait la chaussure et il n’y aurait pas de discussion possible, ce sera tout de suite la correction. Elle témoigne fièrement sur le fait qu’elle a éduqué ses filles pour qu’elles soient plus fortes que leurs propres maris. La lutte est dans toutes les classes mais juste différemment exprimée et amenée.
Quand on entend la jeune et dynamique Nouran Salah s’exprimer sur ses ambitions, son désir d’émancipation et ce malgré les reproches et oppositions de ses parents, on ressent un réel espoir qui passe par cette jeunesse active du Caire. Nouran a fondé l’association Cairo Cycling Geckos. Ces jeunes femmes qui agissent pour accéder à l’égalité des genres. Êtes-vous optimiste sur l’évolution des mœurs en Egypte concernant la place de la femme ?
Oui absolument et l’optimisme est venu avec le printemps arabe. À partir de ce mouvement, les gens se sont mobilisés et les femmes aussi. Les idées fusaient, les associations se montaient en nombre. Comme Nawal le dit, la révolution, c’est d’abord dans la tête. Et ce qu’on a appris ou ce qu’on sait, on ne peut pas nous l’enlever et donc reculer. La conscience aussi a beaucoup évolué. La conscience de prendre la place, la conscience de donner une voix. Les choses ont beaucoup évolué depuis le temps où j’étais jeune fille au Caire ; et je peux en témoigner : maintenant les filles prennent leur place, prennent la parole pour exprimer ce qui ne va pas, ce qu’elles aimeraient faire et elles s’organisent aussi pour changer la société pour les femmes.
Enfin j’ai découvert votre œuvre composée de reportages, téléfilms, un long métrage de fiction «Miel et Cendres» acclamé par la critique publique et professionnelle. Avec le thème récurrent des différences entre les hommes et les femmes, les luttes féministes mais aussi une certaine violence liée aux injustices, comment choisissez vous vos sujets ?
Je fais confiance à ce que je ressens, à mon intuition. Les injustices, la violence, l’immigration, la différence culturelle, la lutte des femmes ne sont pas des thèmes qui ont été planifiés ; maintenant, quand on voit mon œuvre, on voit les liens entre mes films. Il y a quelque chose qui doit m’interpeller dans mon for intérieur pour que je prenne mon courage en main et que je réalise. Là où je me bats, c’est toujours pour faire un projet de cinéma ou de reportage de télévision, un projet qu’il faut défendre pour le mener à terme. Parfois, ça peut durer très longtemps : les recherches, les rencontres avec les gens ou de trouver les comédiens. C’est un travail de longue haleine donc il faut vraiment que ça m’interpelle à l’intérieur.
Vous avez aussi abordé le sujet des tueurs à gages…
Oui, j’aime l’intensité, pour ce reportage je me suis lancée sur le terrain avec une perruque ; j’aime la prise de risque. Aussi en Egypte, j’ai été arrêtée trois fois ainsi qu’au Kenya où j’ai même été en prison. C’est certes risqué, mais c’est fait dans le but de montrer le courage des autres aussi.
Et après avoir raconter des histoires sous différents formats, quel est celui que vous affectionnez le plus ?
«Big Little Women», c’était un processus de quatre ans. C’était très compliqué à tisser. C’était pour moi le film le plus compliqué à monter. Le montage a été très long parce que ce n’est pas si facile de lier cinq personnes qui ne sont pas de la même famille, trois générations qui n’ont pas de lien de parenté sur deux continents. C’était aussi compliqué à tourner : l’accès à ces quartiers pauvres du Caire, d’avoir l’accord des gens face caméra. Dans la culture arabe, on reste toujours sur nos gardes par rapport à la vie privée.
Enfin votre prochain projet « Diplomatic Corps » a été accepté au NY Writers Lab soutenu entre autres par Meryl Streep et Nicole Kidman, pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
« Le corps diplomatique» est une fiction. C’est une histoire de famille qui se passe dans le milieu diplomatique – inspirée d’une histoire vraie – où un fils de diplomate égyptien, suite à son coming-out, doit décider entre la vie que veut lui imposer sa famille ou celle qu’il veut vivre. C’est un scénario qui date de 2017 pour lequel je n’ai pas trouvé encore de financement. J’ai développé d’autres scénarios comme «Hidden House» qui se passe dans une maison close. J’ai aussi écrit et développé aux Etats-Unis – comme je vis aussi à Los Angeles – une série qui s’appelle «Jeune Cléopâtre» qui retrace l’enfance et l’adolescence de Cléopâtre quand elle n’est pas encore reine, mais princesse. Ce sont trois projets de fiction en développement. Pour l’heure, je suis en montage d’un documentaire sur des femmes policières et la formation qu’elles doivent entreprendre pour exercer leur métier.