Interview de la réalisatrice marocaine Maryam Touzani et de son époux, le réalisateur et producteur de cinéma marocain Nabil Ayouch, lors de la 6e édition des Rencontres 7e Art Lausanne. Venus présenter le dernier film de Maryam Touzani, «Le Bleu du Caftan» (2022), ils dévoilent leur philosophie cinématographique, marquée par une profonde sensibilité, qui permet à des histoires intimes de s’exprimer.
Interview Maryam Touzani et Nabil Ayouch pour «Le Bleu du caftan»
La réalisatrice et le producteur répondent aux questions sur leur film, une perle cinématographique sensible et complexe sur le sentiment amoureux.
Le Bleu du caftan | Synopsis
Dans le dédale de ruelles de la médina de Salé, au Maroc, Halim et Mina tiennent un magasin de caftans où ils créent ces habits traditionnels en travaillant à la main de somptueux tissus. Les affaires vont bien ; le couple est débordé par les demandes de leur clientèle exigeante. Ils décident donc d’embaucher le talentueux Youssef comme apprenti. La présence de ce jeune homme attirant réveille chez Halim des sentiments qu’il refoule depuis longtemps. Son émoi ne passe pas inaperçu aux yeux de Mina…
Interview de Djamila Zünd
Maryam Touzani, Nabil Ayouch, bienvenue aux Rencontres du 7e Art de Lausanne [R7AL], lieu d’échange autour du patrimoine cinématographique. Y a-t-il des films de fiction ou des documentaires qui ont particulièrement nourri votre créativité au cours de votre carrière ?
Maryam Touzani : Je peux vous parler d’un film en particulier qui a été ma première claque cinématographique. C’était un film de Nabil Ayouch. Lorsque je l’ai vu pour la première fois, je ne le connaissais pas personnellement et comme je n’étais pas très familière avec le cinéma marocain, je n’ai pas retenu son nom. C’est bien plus tard, lorsque je l’ai rencontré, que j’ai compris qu’il en était le réalisateur. Avant de voir son film, j’avais déjà essayé de découvrir le cinéma marocain, mais je ne l’aimais pas. Et puis, un jour, alors que j’étais étudiante en Espagne, je suis tombé sur «Ali Zaoua, prince de la rue» (2000). Le récit du film est porté par les histoires d’enfants des rues qui vous introduisent dans leur quotidien, vous racontent leur vie. D’une part, ce film m’a ouvert les yeux sur une réalité que je ne connaissais pas du tout et, d’autre part, il m’a fait prendre conscience qu’il était possible de faire un cinéma différent de celui auquel j’étais habituée. Ensuite, j’ai été particulièrement touchée par le processus créatif de Nabil et j’ai été durablement marquée par la vérité de sa recherche, de sa réflexion et de son travail. Ayant grandi en regardant des films de divertissement, je n’avais jamais réalisé à quel point un cinéma différent pouvait avoir un tel impact. Il m’a aussi ouvert à un autre Maroc, un Maroc que je ne connaissais pas. J’avais alors 18 ou 19 ans.
Nabil Ayouch : Tout à l’heure, je suis allé avec Maryam et notre fils Noam voir un ciné-concert à l’orgue dans le cadre des R7AL. Le film projeté, «Sherlock Junior» (1924) de Buster Keaton, m’a ramené très loin dans mon passé. Ayant grandi à Sarcelles, en banlieue parisienne, on y avait une MJC (Maison Des Jeunes Et De La Culture De Sarcelles) qui organisait des cycles de projections de films et notamment de cinéma communiste. Elle nous a permis de découvrir les films d’Eisenstein, de Keaton, de Chaplin. Tous les films avaient une dimension sociale, très forte et très revendicatrices. Ma découverte du cinéma s’est donc faite à travers ces cycles de projections et notamment à travers le visionnage de films comme «Le Kid» (1921) et «Les Temps Modernes» (1936) de Chaplin. Des films que je redécouvre aujourd’hui avec mon fils, qui les adore. À partir de là, j’ai pu découvrir d’autres films comme «Les Moissons du ciel» (1978) de Terrence Malick, plus tard Underground (1995) d’Emir Kusturica qui m’ont aussi beaucoup marqué.
Cette année, la thématique de cette édition des R7AL est « Entre rêve et réalité ». Où se situe votre film par rapport à cette thématique ?
Maryam Touzani : Je pense que je suis en permanence entre le rêve et la réalité. On en parlait hier avec Nabil, je lui disais que j’avais parfois du mal à faire la part des choses et que tout était mélangé dans ma tête. Je crois que dans mes films, c’est un peu ça aussi., il y a une part de rêve, qui représente mes désirs. À l’écran, dans «Le Bleu du Caftan», c’est l’évolution des relations des personnages de Halim, Mina et Youssef qui me fait rêver. C’est quelque chose que j’aimerais voir dans la vraie vie, et qui existe certainement, mais ici c’est quelque chose que j’ai rêvé. Je pense que chaque film, quelque part, vient de quelque chose de rêvé.
Nabil Ayouch : Ce que j’aime dans le cinéma de Maryam, qu’il s’agisse d’«Adam» (2019), son premier film, ou du «Bleu du Caftan», c’est qu’il raconte l’histoire de personnages qui vivent en isolement, qui sont coupés du monde et qui sont confrontés à des problèmes qui ne sont pas du tout partagés par leur environnement. Ils sont d’ailleurs le plus souvent en confrontation avec cet environnement, que ce soit avec les lois ou avec les mentalités. Dans «Adam», nous suivons l’histoire d’une mère qui a un enfant illégitime, se sentant perdue jusqu’à ce qu’elle soit recueillie par une autre femme, le tout dans les limites d’une maison. Et puis, dans «Le Bleu du Caftan», le secret que porte ce couple, c’est l’homosexualité d’Halim, qui est quelque chose que l’on tait et qui, d’une certaine manière, les protège. Mais dans le cinéma de Maryam, à un moment donné, ça explose, cette intimité, ce qu’on pourrait appeler la vie rêvée de ces personnages, se heurte à la réalité. Et c’est ça, je trouve, qui est à la fois très puissant et en même temps très subtil. En effet, c’est dans la subtilité qu’elle amène ses personnages vers l’extérieur, vers la réalité.
Dans «Le Bleu du Caftan», vous déclinez différentes représentations de l’amour, conventionnel, interdit, platonique, mais toujours avec une immense tendresse, tout en refusant les normes sociales. Comment filme-t-on avec justesse cette tendresse ?
Maryam Touzani : C’est l’amour que j’ai voulu filmer et explorer. «Le Bleu du Caftan» est un film sur l’amour lui-même, sur l’amour sous ses différentes formes. C’est l’histoire de personnages qui apprennent à s’aimer autrement, à transcender leur affection. Le déclic qui m’a poussé à réaliser «Le Bleu du Caftan» s’est produit lors des repérages effectués pour mon premier film, Adam. J’ai fait une rencontre touchante avec un homme dans la médina (NDLR. : la vieille ville), dont on sentait qu’il était obligé de garder certains aspects de sa vie secrets. J’ai eu l’occasion de lui parler à plusieurs reprises, mais je ne lui ai jamais posé de questions intimes sur sa vie. Il y avait quelque chose de très fort dans cette rencontre. C’est peut-être la part de lui que l’on sentait vivre dans l’ombre qui m’a émue. Elle m’a ramenée à des souvenirs d’enfance, à des couples que j’avais connus ou observés de loin. Ceux qui avaient été contraints de se marier pour maintenir une certaine façade dans leur société, parce qu’ils n’avaient pas d’autre choix. J’ai gardé en moi l’émotion de cette rencontre tout au long de la réalisation du film «Adam». Finalement, quand j’ai senti que ce sentiment était trop présent, je me suis dit qu’il fallait que j’écrive.
La plupart de vos films traitent de questions sociales fortes, et souvent taboues, au Maroc. Lorsque vous écrivez vos scénarios, ciblez-vous un public marocain, un public international, ou les deux en même temps ?
Maryam Touzani : Dans mon cas, c’est toujours l’histoire et les personnages qui comptent. Je ne cherche jamais un thème ou un sujet sur lequel écrire. Je cherche à ressentir ce que vivent les personnages et j’écris leur histoire. Bien sûr, ces personnages ne naissent pas au hasard, je suis touchée par des histoires et des faits que je vois et ressens autour de moi. Par la suite, c’est cette émotion ressentie qui se matérialise à travers un personnage. C’est intimement lié, mais ce n’est pas un processus rationnel.
Nabil Ayouch : La notion de tabou dans la société marocaine dans laquelle nous vivons est compliquée. C’est une société qui s’est construite et qui est guidée par beaucoup d’interdits, trop à mon avis. Il y a les interdits, au niveau général, les lois, les mentalités, et puis les interdits liés à l’individu : ce que l’on s’autorise à faire ou à dire, ce que l’on s’autorise à être ou à ne pas être… Il y a un écart phénoménal entre ce que la majorité des gens rêvent d’être le soir en s’endormant et ce qu’ils sont obligés d’être le lendemain en se réveillant. Nous ne sommes pas guidés par le désir de traiter un thème interdit. Au contraire, toute notre démarche est de dire qu’il y a trop d’interdits et que quelque part, ce que l’on fait ne doit pas être un tabou. Il faut le montrer et le cinéma c’est ça, c’est justement dire et faire voir. Quand on montre nos films, on se rend compte que de plus en plus de gens, surtout des jeunes, ont déjà intégré tout ça. Les témoignages à la fin des projections sont de plus en plus inattendus, surprenants. Ils nous laissent penser qu’il y a une doxa, qui est sclérosée, étouffante, et en même temps il y a l’individu et la révolution de l’intime. Le cinéma que nous faisons peut aussi donner du courage à une jeune fille, à un jeune homme qui, dans son village ou dans sa petite ville, un peu conservateur, se trouve un peu étouffé.
Nous arrivons au terme de notre interview, pourriez-vous partager avec nous votre ressenti par rapport à l’atmosphère des R7AL ?
Nabil Ayouch : J’adore, littéralement ! Je trouve que ce que font Vincent Perez et ses équipes est tout simplement remarquable ! En tant que cinéaste et cinéphile, je trouve ici des moments de cinéma que je n’ai jamais rencontrés ailleurs. C’est formidable d’arriver à réunir tout ce monde et de trouver une sorte de zone entre le cinéma de patrimoine, les films récents et des publics différents qui se croisent. En même temps, c’est très convivial, ce qui fait qu’on se sent extrêmement bien à chaque fois qu’on vient ici et on a envie de revenir !