Le nouveau film de Jacques Audiard, doublement récompensé à Cannes cette année des Prix d’interprétation féminine collectif et du Prix du Jury débarque enfin dans les salles de Suisse romande ! À la fois comédie musicale d’une modernité époustouflante, épopée intimiste sur la transidentité et thriller sur le milieu des narco-trafiquants au Mexique, EMILA PÉREZ ne laissera personne indifférent, il emporte et sidère tant par la mise en scène que le jeu de ses actrices. Entretiens.
Interview Jacques Audiard | EMILIA PÉREZ
- Publié le 20. août 2024
«Les thèmes de la transidentité et du drame mexicain s'imbriquent formellement. L'homme change de sexe et le film change de genre. Les deux sont liés»
EMILIA PÉREZ | Synopsis
Surqualifiée et surexploitée, Rita use de ses talents d’avocate au service d’un gros cabinet plus enclin à blanchir des criminels qu’à servir la justice. Mais une porte de sortie inespérée s’ouvre à elle, aider le chef de cartel Manitas à se retirer des affaires et réaliser le plan qu’il peaufine en secret depuis des années : devenir enfin la femme qu’il a toujours rêvé d’être.
Interview d’Ondine Perier
Votre film EMILIA PÉREZ foisonne de thèmes d’actualité, d’ordre intime et socio-politique. Est-ce qu’il y a un thème, parmi tous les thèmes qu’il aborde qui vous touche plus que les autres ?
Je vais dire qu’il y a deux thèmes qui se recoupent, pour moi, de façon étrange, c’est bien sûr la transidentité et le drame mexicain. Les deux s’imbriquent d’une certaine façon formellement. L’homme change de sexe et le film change de genre. Les deux sont liés.
Il y a beaucoup de prouesses techniques dans votre film. Quelle a été la plus grande difficulté technique justement ?
Je peux dire que THE SISTERS BROTHERS ça a été un film très difficile à faire pour plein de raisons. Celui-là était un film à la mise en scène tout aussi importante, lourd, mais facile à faire, très agréable à faire. J’ai pris un plaisir quasi quotidien sur le film. Ne serait-ce que peut-être parce que je suis d’une nature impatiente et que chaque jour, j’avais plusieurs dossiers à traiter, que ça, ça me transportait. Et qu’il y a des zones que je n’avais jamais abordées. Le chant, la chorégraphie, ça, j’ignorais totalement.
Je pourrais dire que certaines scènes étaient compliquées. Parce qu’à partir du moment où vous faites, je ne sais pas, vous avez 150 figurants et en partie danseurs, avec du chant, avec des gros déplacements, des trucs comme ça, oui, c’est compliqué. Mais c’est très excitant.
Comment avez-vous orienté justement Camille et Clément Ducol pour la composition de la musique ?
J’ai rencontré Clément à la toute origine du film, à l’époque où ça n’est qu’un traitement, un livret. C’était un petit livret d’opéra de 30 pages que j’avais adapté d’après la nouvelle de Boris Razon, mais c’était déjà très largement adapté, ça n’avait plus rien à voir avec la nouvelle. C’est à ce moment-là que je rencontre Clément et il me présente sa compagne Camille qui a envie de travailler dessus. Et puis, à partir de là, c’est des échanges sur de la durée. Puis, tout à coup, il y a une maquette de musique et puis, tout à coup, une maquette de chansons. Et puis, voilà.
Concernant le casting, aviez-vous déjà certaines de vos actrices en tête au moment de l’écriture ?
Pas du tout. Je ne l’ai jamais en tête. Ça ne s’est passé qu’une seule fois parce que c’était un film de commande, sur THE SISTERS BROTHERS, c’était John C. Reilly qui m’en avait fait la demande. Les séances de casting vont me confronter à quelque chose qui va faire évoluer le scénario. Par exemple, dans le roman, initialement, et dans le petit traitement que j’avais fait, c’était un avocat, pas une avocate. Et donc, à partir du moment où je change le sexe, où ça devient Rita, c’est un tout autre casting. Et par exemple, pour Rita, je pensais que Rita avait 25 ans, à peu près, que c’était une jeune avocate, et je pensais que Manitas en avait 30, 35. Et donc, tout à coup, quand je vois Zoë Saldana, en zoom comme ça, et je me dis: c’est ce que je vois qui a raison. D’autant plus parce qu’elle est black, elle a plus de 40 ans, donc son ascension sociale est difficile. Et quand je découvre, au bout de pas mal de recherches, Karla Sofía Gascón qui a plus de 50 ans, c’est la vérité même. Parce que tout à coup, vous êtes dans un truc qu’on appellerait un peu simplement le principe de réalité, mais d’une réalité qui est juste, pas d’une réalité qui est fausse. C’est vous qui vous faites des illusions à l’écrit.
La totalité de votre film a été réalisé en studio. Pourquoi ce choix ?
J’ai beaucoup repéré au Mexique, j’ai fait beaucoup de casting au Mexique. À un moment donné, je me suis aperçu que tout ça était trop réaliste, que l’ADN du film, c’était l’opéra. Il fallait que je retourne au studio et sur le plateau, qui me permettait une très grande stylisation, ce que ne m’autorisait pas la réalité.
Vous êtes scénariste aussi de tous vos films ? Quel est, pour vous, l’étape la plus compliquée dans le processus de création pour EMILIA PÉREZ ?
Le plus compliqué, c’est ce qui ne veut pas dire que c’est une torture et que ça ne me procure pas de plaisir, c’est l’écriture. C’est l’écriture qui va prendre le plus de temps, qui est la plus laborieuse, Elle concerne un étage que je connais, le scénario mais aussi un étage que je ne connais pas: les paroles des chansons, la musique. Et puis, un autre étage qui va s’ajouter, c’est quels moments seront chorégraphiés ou pas. Il y a le truc que j’ai remarqué : sur un film normal, vous allez faire des scènes dialoguées, une séquence qui tient sur quatre pages, un début, un milieu, une fin alors que lorsque vous écrivez une chanson, au bout de trois lignes, tout le monde a compris l’intention. Ça va à une autre vitesse, ça parle immédiatement plus au cœur et à l’âme qu’à l’esprit. Normalement Il faut écouter les dialogues jusqu’au bout pour ressentir quelque chose. Avec les chansons, c’est tout de suite.
Est-ce qu’il y a une volonté de votre part d’anoblir le personnage de Manitas par la rédemption?
Oui, je ne peux pas esquiver le fait qu’il y a un mouvement de rédemption. Elle se rédime, comme on dit, dans le langage chrétien. Mais si je me concentre sur le personnage de Manitas, de l’homme qui était avant Emilia, je me pose la question de ce que c’est qu’être un chef narco qui a le désir de devenir femme déjà depuis longtemps, qui vit au milieu de la violence et qui finit par avoir en exécration la violence. Ce que c’est que c’est que de se montrer sous les traits d’un être impitoyable alors que juste, on veut être autre chose, autrement. Ainsi, le fondement du personnage de Manitas est un fondement tragique. Si on imagine un personnage comme Manitas, ce n’est pas juste à partir du moment où il décide de transitionner, il a quand même des dizaines d’années de drames derrière lui. Et donc quand il va faire sa transition qui va passer du côté féminin, il va croire que c’est possible.
Y a-t-il en ce moment, parmi vos lectures, un thème qui retient particulièrement votre attention pour une prochaine œuvre ?
D’abord, je suis plutôt lecteur que spectateur, donc effectivement, ça passe par des livres. En ce moment, je ne lis pas dans cet esprit de recherche. La lecture m’amène à l’écriture, invariablement. Donc, il faut que j’alimente la machine, mais plus par de la littérature. En ce moment, je lis un essai de Pierre Judet de la Combe sur Homère. C’est un essai qui l’a fait sur la vie d’Homère. C’est très beau. La mythologie, c’est un récit, c’est un scénario.
Après, le film carcéral, le western, la comédie musicale teintée de polar avec EMILIA PÉREZ, y-a-t-il a un autre genre que vous souhaiteriez explorer dans l’avenir ?
Soufflez-moi, qu’est-ce qu’il y aurait à faire ? Le film d’horreur ? C’est marrant que vous disiez ça. Ça serait intéressant d’avoir une horreur très quotidienne, très au plancher. Voilà, un effroi. Ça, ce serait assez intéressant, mais je n’en ai pas la forme encore.