Durant le Festival de Cannes, la sélection parallèle de la Quinzaine des Cinéastes met en lumière des œuvres cinématographiques alternatives et poétiques. BLACKBIRD BLACKBIRD BLACKBERRY en est un exemple marquant. Ce joli film se passe dans un village géorgien, où Ethéro tient une épicerie. La vie de cette quinquagénaire qui aime son indépendance par-dessus tout est alors bouleversée lorsqu’elle s’entiche d’un livreur. Nous avons demandé à Elene Naveriani quelles étaient ses inspirations.
Interview Elene Naveriani | BLACKBIRD BLACKBIRD BLACKBERRY
Son film BLACKBIRD BLACKBIRD BLACKBERRY a été sélectionné à la Quinzaine des cinéastes au Festival de Cannes cette année.
Elene Naveriani a étudié la peinture à la State Academy of Art de Tbilissi. En 2011, iel a obtenu son master en études critiques curatoriales cybermédias, en 2014 son bachelor en cinéma à la Haute école d’art et de design de Genève. Son premier long métrage «I Am Truly a Drop of Sun on Earth» a été présenté en première à l’IFFR et primé aux festivals Entrevues de Belfort et à Valladolid. «Wet Sand» a été présenté en première à Locarno où il a remporté le Pardo du meilleur acteur.
BLACKBIRD BLACKBIRD BLACKBERRY | Synopsis
Ethéro n’a jamais voulu de mari. Encore vierge à 48 ans, elle fait l’objet de moqueries dans le village de Géorgie où elle vit. Mais elle s’en fiche royalement. Elle tient à son indépendance autant qu’à ses gâteaux. Mais quand Ethéro tombe par miracle amoureuse de Murman, un fournisseur, elle va devoir prendre une décision: vivre une relation classique ou conserver son indépendance? Elene Naveriani nous raconte un histoire d’amour originale tout en délicatesse. Les protagonistes sont le moteur de son film, lui conférant une sensualité et un charisme fascinants.
Interview par Lliana Doudot
« Blackbird Blackbird Blackberry » est votre troisième long-métrage. Qu’est-ce qui vous a inspiré pour créer l’histoire d’Ethéro ?
Je l’ai trouvée en lisant Tamta Melashvili, une autrice féministe géorgienne. Quand le livre est sorti en 2021, j’ai été happé·e par l’histoire dès la première page. J’ai eu l’impression très particulière que ce livre me demandait de le « traduire » en images, au cinéma. C’était le point de départ du processus. J’étais impressionné·e par la puissance du personnage principal, et comment elle se débat contre le système patriarcal pour trouver sa porte de sortie. J’aime aussi sa contradiction, elle suit les règles mais elle sait que ça ne lui correspond pas, elle ne veut pas continuer ainsi. Elle réussit donc à sortir de ce schéma, à s’épanouir et à s’émanciper
D’où vient ce titre, « Blackbird Blackbird Blackberry » ?
C’est le titre du livre, que j’ai gardé. Ce que j’aime, c’est cette répétition. Elle représente quelque chose de très essentiel dans la vie d’Ethéro. Elle aime les mûres par-dessus tout, elle en cueille vers la rivière, puis elle aperçoit un merle. Cette rencontre change beaucoup de choses, puisqu’en admirant l’oiseau, elle manque de tomber dans un ravin et mourir. Après cet événement, sa vie est bouleversée. Il y a aussi une signification plus métaphorique : le merle est le seul oiseau qu’on ne peut pas apprivoiser, qu’on ne peut pas garder en cage, parce qu’il cherche constamment à s’échapper. C’est un oiseau libre. C’est pour cela que le merle est important, parce qu’Ethéro lui ressemble.
Quel a été le processus de création du personnage d’Ethéro ? Avez-vous ajouté des éléments personnels à la version du livre ?
Le roman est écrit à la façon d’un monologue, où elle parle et réfléchit sur elle-même et sur la société. C’était un travail très intéressant et très complexe de transformer cela en personnage au cinéma. J’ai dû prendre ses réflexions les plus importantes et trouver un moyen de les raconter dans le présent de sa vie, de construire ce personnage tout au long du film et de montrer comment elle passe par des changements minimes et très subtiles, mais comment ils participent à construire son pouvoir et sa libération.
Ethéro est un personnage solitaire mais qui ne se sent pas seul. Pourtant, lorsqu’elle commence sa liaison avec Mourmane, elle est confrontée à un dilemme : rester indépendante ou s’engager avec un homme. Pensez-vous avoir dépeint une situation à laquelle beaucoup de femmes peuvent s’identifier aujourd’hui ?
C’est vrai qu’elle ne se sent jamais seule, puisque c’est son choix de l’être et qu’elle est très fermement attachée à cette décision. C’est donc très difficile pour elle d’y renoncer, même si ce n’est pas qu’elle ne veut pas être avec quelqu’un. En fait, c’est plutôt qu’elle ne veut pas reproduire un schéma auquel elle est opposée. Je pense donc qu’elle a un pouvoir qui permet à de nombreuses personnes de s’identifier à elle, parce que c’est exactement ce que tout le monde cherche à faire : fondamentalement, les choix que nous faisons, nous devons les faire en étant vrais et honnête avec nous-mêmes. Et c’est ce qu’elle fait, même si c’est difficile. Elle a une relation avec un homme, que l’on peut qualifier d’amour à ce moment-là, mais elle sait qu’elle ne va pas foncer dedans tête baissée.
Pourtant, les autres femmes du village sont très dures et blessantes avec Ethéro. A contre-sens de beaucoup de films actuels traitant de la sororité et de l’entraide entre femmes, que représente donc cette dynamique pour vous ?
Je suis d’accord qu’il ne s’agit pas d’une solidarité positive, ce qu’elles ont entre elles. Mais elles savent qu’elles n’ont qu’elles-mêmes pour survivre. Et c’est la différence entre Ethéro et les autres femmes, elle ne joue pas le même rôle. Les autres sont davantage piégées dans la pensée patriarcale. Il s’agit également d’autodéfense, de justifier leurs mariages malheureux. Elles savent que ce n’est pas ce qu’elles veulent vivre et c’est pourquoi elles s’en prennent à Ethéro. Elles l’envient, elles voient sa puissance et elles veulent être comme elle. Mais je pense qu’il faut du temps pour désapprendre ces choses.
Comment avez-vous trouvé l’actrice Eka Chavleishvili, magnifique dans ce rôle d’Ethéro, entre force et douceur ?
J’avais déjà travaillé avec elle durant mon dernier film et je la connaissais. Après avoir lu le livre, j’ai su immédiatement que c’était écrit pour elle. Lorsqu’elle joue, elle dégage vraiment cette énergie et cette intuition qui sont très présentes chez le personnage du roman. Elle a aussi ces qualités en tant que femme, dans la vraie vie. C’est une actrice très généreuse et, surtout, qui écoute. C’est très important que les acteur·rice·s vous écoutent, mais aussi qu’ils et elles comprennent et transmettent cela dans leurs gestes, dans leurs personnages de manière juste et très précise. Et c’est ce qu’Eka a fait.
Le film montre le début d’une histoire sensuelle, et la nudité joue un rôle important à l’écran. Comment s’est donc passé le tournage ?
La nudité n’était pas un problème pendant le tournage, c’était plus, je dirais, une sorte de méfiance et un besoin de compréhension. Eka ne s’est jamais braquée, mais il y a eu des moments où il fallait expliquer très exactement ce qu’il fallait faire et comment. On travaille quand même avec un être humain, même si c’est une actrice ou un acteur. Il faut donc que ce soit très consensuel et qu’ils croient en ce qu’ils font, sinon, la nudité n’est là que pour l’amour de la nudité. Si chacun comprend très clairement son corps et son rôle, ça ne devient pas seulement deux personnes qui font l’amour à l’écran, mais quelque chose de beaucoup plus important.
Les corps que vous filmez ne sont habituellement jamais montrés à l’écran, puisqu’ils sortent de la norme. Était-ce aussi votre but de montrer des corps marginalisés ?
Oui. La représentation actuelle des femmes, que ce soit au cinéma ou ailleurs, m’ennuie beaucoup. Nous devons vraiment essayer de briser ces règles, parce que ce n’est plus possible. C’est tellement oppressif, et nous ne faisons que suivre quelque chose qui n’est pas de notre fait. Dans le roman, Ethéro porte un corps différent, d’une certaine manière. Pour le personnage principal du film, j’ai donc décidé de transmettre la même chose. Tout le monde est légitime, et les personnes de tout âge ont le droit d’exister de la même manière. Dans mon film, Ethéro donne donc la parole à un corps que l’on ne voit pas très souvent au cinéma.
Vous vivez la moitié du temps en Géorgie, et l’autre en Suisse, et vous êtes sorti·e de la HEAD à Genève. Vous avez été nominé·e plusieurs fois pour le Prix suisse du cinéma. Quel rôle joue le cinéma suisse dans vos idées créatives ?
Je pense que tous les types de cinéma peuvent inspirer, ce n’est pas une question de pays. C’est l’endroit où vous vous trouvez. Mais je suis en Suisse depuis très longtemps, et c’est effectivement là que j’ai commencé à faire des films. C’est en quelque sorte le point de départ. Mon premier film avait été tourné en Suisse, même s’il parlait de la Géorgie.